⌚ Asynchrone
Où l'on parle de marées et de renoncement, de boîtes aux lettres et de lucioles, de Patrice Leconte et de Jane Birkin... Bienvenue dans Virtuel(s), opus #14.
Virtuel(s) explore de manière irrégulière les imaginaires et notre relation au numérique.
À chaque billet on réfléchit, on imagine et on n’a pas forcément de réponses. Vous êtes aujourd’hui bientôt une soixantaine à suivre cette aventure. Bonne lecture ! 😉
Des [💿], [📗] ou [📰] ? Cliquez, ils vous emmèneront vers des compléments d’information.
📅 Éphéméride
Ce bout de papier ne quitte plus la poche de son blouson. Il est froissé, déchiré à certains endroits comme l’étaient ces vieilles cartes routières que l’on trimballait d’un été à l’autre sur la route des vacances.
Ce bout de papier, Anne le consulte plusieurs fois par jour. Parfois compulsivement. Il lui est devenu indispensable. C’est tout ce qui la rattache à quelques anciens amis, à quelques contacts professionnels indispensables, au monde en général.
Ce bout de papier, c’est un éphéméride. À l’instar d’un calendrier des marées, il liste les heures de mise à jour des plateformes sociales qu’utilise encore Anne.
Car oui, le Net est devenu asynchrone.
Fini le direct. Chacun dispose désormais, sur chaque réseaux, de deux créneaux : l’un pour recevoir ses notifications et un autre pour expédier ses messages. Un peu comme il y avait une marée haute et une marée basse par jour, il y avait un flux ascendant et un flux descendant de messages chaque vingt-quatre heures, et jamais à heure fixe. On reçoit ses mises à jour, et en général quatre à six heures plus tard, les réponses que l’on a préparées sont envoyées.
Ce bout de papier, que Anne consulte à nouveau, lui dit qu’il ne restait que cinq minutes avant que ses messages de la journée ne partent. Il lui faut maintenant choisir ce qui vaut la peine d’être écrit pendant ces quelques instants.
👑 Ridicule.
Il y a quelques jours, je voulais vous parler d’Éric Zemmour, et plus précisément de cette interview où il avouait assez naturellement ne rien comprendre aux notions de Python, de PHP… et vouloir plutôt rétablir l’enseignement du latin et du grec [🐤].
Je voulais vous dire que, si la culture technique est importante dans un monde de plus en plus informatisé et régi par des systèmes numériques, elle n’a de sens que si elle se mêle à une culture plus vaste [📰] - et pourquoi pas la connaissance du latin - et que science sans conscience n’est que ruine de l’âme [📰], etc .
Je voulais vous dire tout ça, et après quelques jours à ne pas l’écrire, je me suis dit… à quoi bon ? [💿] Le temps de trouver le temps d’ouvrir mon compte Substack [💻], de rassembler mes idées, il n’y avait finalement plus grand chose à dire. L’émotion de la citation était passée. Les réseaux sociaux s’étaient acharnés sur un autre fait d’armes d’un autre candidat. La remarque, la leçon, semblait finalement hors-du-temps.
L’analyse est facile : les réseaux sociaux et l’instantanéité du Net nous poussent à l’urgence, à la réaction immédiate, à la surréaction immédiate, à l’envolée, à l’escalade. Il n’y a rien de nouveau à cela. On avait inventé depuis longtemps le FOMO - Fear Of Missing Out [📰] - la peur de manquer quelque chose. Il existe également un FORO - maladroitement, une Fear Of Reacting Out - la peur de ne pas sortir la bonne répartie, la bonne réaction, la bonne indignation au bon moment [🎥].
Les réseaux sociaux se nourrissent de cela.
Seulement, nous avons besoin du temps long. Pas des siècles, bien entendu… même pas celui de Richard (lisez sa newsletter !) Fisher [📧], mais de suffisamment de temps pour créer des liens entre nos sources, nos réactions et nos réflexions. Il est quasiment impossible, sauf peut-être pour certains esprits particulièrement brillants ([🐤] ou [📺]), de construire une réflexion dans l’instant, de l’étayer et de la rendre nourrissante. Et pourtant, notre époque a besoin de ces réflexions, de ces reculs.
Sans ce temps long, ni Jane Birkin, ni Patrice Leconte ne seraient apparus dans ce billet. Ce qui aurait déjà été dommage en soi. Et cette réflexion n’aurait sans doute tenu qu’en deux tweets mal orthographiés (humm humm! [🐤]).
❌ Renoncement.
Ces réflexions sur l’instantanéité ont croisé en cours de route une lecture. Celle du Plutôt couler en beauté que couler sans grâce [📕] de Corinne Morel Darleux [🐤] aux éditions Libertalia [💻].
Dans un très beau texte inspiré des aventures marines de Bernard Moitessier [📰], des lucioles de Pier-Paolo Pasolini [📰] et des éléphant de Romain Gary [📘], elle raconte une histoire de dignité et de renoncement. Corinne Morel Darleux nous suggère que pour retrouver une dignité au présent, il nous faut renoncer à certaines des contraintes qui nous sont imposées par la société. Abandonner pour mieux se révéler. Fuir pour mieux se retrouver.
Lisez, tout cela est bien mieux dit dans les pages de ce petit livre que je ne pourrais jamais l’exprimer dans les lignes de cette lettre.
Le lien n’est pas anodin. Dans une démarche similaire à celle du renoncement prôné par Corine Morel Darleux, on imagine que pour mieux réagir à l’actualité, il nous faut renoncer à y réagir, et plutôt se servir de celle-ci pour construire des liens - oui, vous savez, j’aime les liens - et des réflexions, des temps long.
Pour construire, il nous faut donc renoncer à l’instantanéité des réseaux pour occuper le décalage, le format long, l’irrégularité de la prise de parole. La réflexion n’a rien d’anodin et rejoint celle de l’esprit brillant dont je vous parlais tout à l’heure : Olivier Ertzscheid qui s’excusait il y a quelques mois sur son blog de n’avoir le temps de faire court [📰] :
Le format aujourd'hui c'est la pulsation. C'est pourquoi il importe de savoir comment en contrôler la vitesse.
Cette réflexion sur le temps trouve un écho tout particulier ici, sur Virtuel(s), une lettre à laquelle je me refuse depuis sa création à donner une fréquence régulière, contrairement à de nombreuses excellentes newsletters qui occupent nos boîtes emails et nos réseaux sociaux. C’est simplement parce que je ne peux imaginer savoir à quel moment une idée mérite d’être déployée et combien de temps les liens qui l’illustreront mettront à se tisser.
Pour bien construire et profiter des outils numériques, ne faudrait-il pas s’affranchir justement de leur cadence ?
💌 La levée du jour.
D’où l’idée de cet Internet asynchrone présenté dans cette courte fiction d’introduction. Un Internet régit par le temps qui laisse le temps - justement - de lire, de prendre connaissance, de créer des liens. Un Internet dans lequel il n’est pas nécessaire, il est même inutile de répondre rapidement… puisque ces réactions ne seront au final publiées que dans quelques heures, et ne seront peut-être connues que le lendemain. Un Internet qui mettrait fin à la dictature du FORO.
Certains systèmes proposent déjà ce type de fonctionnement. Certains forums par exemple - notamment ceux d’institutions publiques - demandent une validation systématique de chaque message avant publication. Un temps de pause qui permet de se libérer l’esprit. À quoi bon se presser, la réponse n’arrivera que dans quelques heures. Certains clients mail, comme Pony Messenger [📰] usent également de cette astuce - une levée asynchrone des messages, comme sur nos bonnes vieilles boîtes aux lettres jaunes - pour ralentir et assainir notre relation au Net.
Une réflexion qui se rapproche de l’étude menée pendant deux par le journal The Atlantic auprès de ses lecteurs [📰]. Parmi les demandes de ceux-ci, il y a notamment cette demande de créer des meaningful breaks. Ce que les équipes de The Atlantic interprètent de la façon suivante :
It’s just as valuable for our readers to have a way to decompress, to follow us down new paths of curiosity, and to have a reading experience that’s fun but not vacuous.
Créer des contenus qui soient des respirations dans le flux et le flot des actualités - particulièrement tendu en ces périodes de pandémie et d’échéances électorales. Des contenus qui explorent, qui interpellent, qui émeuvent et qui amusent. Des formats qui referaient du Web autre chose qu’une chaîne sans fin de réactions.
Le Web manque de format que ne soient pas instantanés, qui sont imprévus, qui sont des surprises, qui prennent à rebroussent poils notre relation au temps.
Le Web manque de recul, parce que les algorithmes en ont fait un moteur à réactions.
Le Web manque d’une nouvelle relation au temps.
Le Web manque, assez paradoxalement, de déconnexion.
On complète avec quelques bricoles trouvées çà et là sur le Net ?
Trois petits liens de plus pour alimenter votre vision du monde numérique…
📺 À l’opposé des réseaux sociaux, il y a le Web lent. Celui des vidéos YouTube qui font moins de 100 vues, des morceaux de musiques qui ne sont jamais écoutés… un exploration d’un Web de surprise et de sérendipité qu’on déguste dans un article de CNet ici : https://www.cnetfrance.fr/news/a-l-oppose-des-influenceurs-et-des-algorithmes-la-contre-culture-du-web-solitaire-39936143.htm
👦 Non, les jeunes ne sont pas à l’aise sur le Net. Le Monde démonte un mythe et aborde la question de l’incapacité des jeunes à être indépendants sur les plateformes administratives. Une catastrophe humaine à l’heure où les institutions ne misent que sur la digitalisation. A lire dans le Monde : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/01/28/les-jeunes-francais-victimes-insoupconnees-de-la-precarite-numerique_6111324_4355770.html
🤖 [Autopromo] La belle agence Plan.Net, dans laquelle j’officie au quotidien, s’est livré à un exercice d’exploration des imaginaires. Chefs de projets, développeurs, commerciaux… chacun a partagé le temps d’un séminaire ses imaginaires numériques, ces livres, ces films, ces jeux qui ont fait sa relation propre au monde numérique. Un cinquantaine de références à explorer, avec le témoignage de chacun, ici même :
https://nosimaginaires.plan-net.fr
Et pour finir, un peu d’images et de musique ?
💿 La musique qui a accompagné ce billet ? Oh, il y en a eu beaucoup… avec peut-être un coup de cœur pour l’album Fous à lier des Innocents que j’ai redécouvert entre deux paragraphes. L’un des premiers CD que j’ai acheté, il y a 30 ans déjà. En écoute ici : https://www.deezer.com/fr/album/40786951
🎥 Le travail de Bruce Conner - cinéaste d’avant garde des glorieuses sixties et seventies américaines - est passionnant à plus d’un titre. Par la maîtrise de l’image, mais également par les techniques employées pour trouer, gratter, donner de la matière à la pellicule. Le Museum of Contemporary Art de Los Angeles a consacré une exposition à ce visionnaire il y a quelques années. Quelques documentaires autour de cette exposition sont toujours consultables sur YouTube, ici notamment :
Un petit mot à propos de l’auteur ? François Houste est consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de très courtes nouvelles qui interrogent sur la place des technologies numériques dans notre quotidien.
Merci de votre attention et à la prochaine fois pour parler d’autres choses !
PS1. Si vous avez aimé cette première expérience, n’hésitez pas à la partager sur les réseaux sociaux ou avec vos contacts :
PS2. Et si vous êtes venu via ces mêmes réseaux sociaux ou via un partage… n’hésitez pas à vous abonner pour recevoir le prochain billet :
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À la prochaine !