đšââïž Le procĂšs Zuckerberg (#10)
Week-end ? Fiction ! Il y a quelques mois, j'avais imaginé un début d'histoire autour d'un procÚs de Mark Zuckerberg, façon polar. C'est livré brut ici. Virtuel(s), déjà l'opus #10 !
Virtuel(s) explore, de maniĂšre irrĂ©guliĂšre, les imaginaires et notre relation au numĂ©rique. Ă chaque billet, on rĂ©flĂ©chit, on imagine et on nâa pas forcĂ©ment de rĂ©ponses. Vous ĂȘtes aujourdâhui presque une cinquantaine Ă suivre cette aventure Ă©crite. Bonne lecture* ! đ
Il y a quelques mois, j'avais donc commencĂ© Ă imaginer un dĂ©but d'histoire de procĂšs de Mark Zuckerberg, façon polar. Un commencement de rĂ©cit qui nâa aboutit nulle part et qui, Ă sa façon, sâest laissĂ© doucement rattrapĂ© par la rĂ©alitĂ©. Alors plutĂŽt que de le laisser trainer sur un disque dur, le voilĂ livrĂ© Ă vos humeurs de lecteurs. Sans aucune prĂ©tention.
1.
â Merde !
La voix de James Baldwin rĂ©sonnait dans les couloirs du bĂątiment. Plus encore que dâhabitude, les jeunes employĂ©s du bureau et les quadras en costard sâĂ©cartaient devant ce mĂštre quatre-vingt-quinze de muscles Ă la dĂ©marche enragĂ©e. Personne ne souhaitait traĂźner dans ses pattes. Quand Baldwin Ă©tait dâune humeur aussi noire, tous savaient que rien ne le dĂ©tournait de sa destination.
â Merde ! Merde ! Merde !
Son poing rencontra la fontaine Ă eau. Elle tangua mais ne se renversa pas. Les remous Ă lâintĂ©rieur de la bombonne mettraient quelques minutes Ă se calmer. Le flic en faction devant le bureau du procureur gĂ©nĂ©ral sâĂ©carta dâun pas, pour ne pas ĂȘtre la prochaine victime. Baldwin ouvrit la porte dâun geste sec et nâattendit mĂȘme pas un bonjour.
â Il est mort.
Bobby Lloyd Ă©tait lâun des procureurs spĂ©ciaux de Washington. Il avait Ă peine relevĂ© la tĂȘte.
Assis derriĂšre son grand bureau moderne, il avait entendu Baldwin venir de loin. Mais il Ă©tait depuis longtemps insensible aux accĂšs de colĂšre de ce premier assistant quâil cĂŽtoyait depuis bientĂŽt vingt ans. Il Ă©changea un regard rapide avec sa secrĂ©taire, prĂ©sente elle aussi dans le bureau. Regard quâelle comprit aussitĂŽt. Elle sortit en prenant soin de refermer la porte que Baldwin avait laissĂ©e grande ouverte, laissant les deux hommes seuls dans la piĂšce.
â Quand ? demanda Lloyd, sans plus de fioriture.
â Il y a une quarantaine de minutes, Ă peu prĂšs.
â Comment ?
â On ne sait pas encore. On a dĂ©pĂȘchĂ© des lĂ©gistes sur place, pour Ă©viter les remous. Ils doivent mâappeler dâici dix minutes pour leur premier rapport.
â MerdeâŠ
La rĂ©action de Lloyd montrait moins de la colĂšre que de la frustration. Alors que Baldwin se braquait, explosait, quand lâun de ses plans dĂ©raillait, Lloyd lui se contenait. Il intĂ©riorisait et mettait immĂ©diatement en marche ses cellules grises.
Les implications de cette mort Ă©taient gigantesques. CâĂ©tait sans doute la pire des choses qui pouvait arriver. Et au plus mauvais moment. Tout ce boulot rĂ©duit quasi Ă nĂ©ant Ă deux semaines Ă peine de la mise en accusation.
â Il nâen reste quâun seul, commenta Baldwin, juste pour la forme.
Il connaissait aussi bien que son supĂ©rieur tous les tenants et les aboutissants du dossier. Cela allait faire trois ans quâils bossaient ensemble lâinstruction de ce quâon aurait pu appeler Le ProcĂšs du SiĂšcle. Une enquĂȘte gigantesque. Des milliers dâheures dâenregistrement, de documents compromettant, des piĂšces Ă conviction. Un dossier Ă©norme. Une affaire dâampleur mondiale, aussi bien politique que mĂ©diatiqueâŠ
â Ouais. Tu le sais comme moi. Si on veut avoir une chance que le procĂšs aille jusquâau bout en tout cas. Sur nos trois coupables â Lloyd ne prenait guĂšre de pincette avec son vocabulaire quand il Ă©tait en comitĂ© restreint â il nâen reste quâun seul quâon puisse prĂ©senter au juge. Il va falloir le surveiller de prĂšs. CâĂ©tait vraiment pas le moment. Ă deux semaines prĂšsâŠ
Baldwin savait déjà tout ça.
â Merde ! sâĂ©nerva Baldwin.
Son poing gauche Ă©tait de nouveau serrĂ©, blanc aux articulations. Sâil y avait eu quelque chose sur lequel se dĂ©fouler dans le bureau, il lâaurait sans doute dĂ©jĂ fracassĂ©.
Le vibreur de son téléphone coupa net ce nouvel accÚs de rage. Desserrant le poing, il sortit de sa poche un vieil appareil à clapet et décrocha.
â Baldwin.
Bobby Lloyd nâentendait rien de la conversation, en dehors des Oui et des Mmmh affirmatifs de son assistant. Mais vu sa tĂȘte, il se doutait que câĂ©tait le coroner de Seattle qui Ă©tait Ă lâautre bout de la ligne et quâil dĂ©taillait son tout premier rapport.
James Baldwin raccrocha dâun clac vif, rengaina son tĂ©lĂ©phone dans la poche extĂ©rieure de sa veste et fixa son supĂ©rieur dans les yeux.
â Câest le cĆur qui a lĂąchĂ©. Le coroner cherche des causes plus prĂ©cises, mais ça va demander du temps â Baldwin marqua une pause, le temps dâun soupir â DĂ©cidĂ©ment, Bezos aura toujours eu un coup dâavance sur les autres, aussi bien en affaire que quand on cherche Ă lâinculperâŠ
Quelque part Ă Medina, dans la banlieue luxueuse de Seattle, le corps du milliardaire Jeff Bezos Ă©tait en cours dâautopsie, sans doute par le mĂ©decin-lĂ©giste le plus expĂ©rimentĂ© de lâĂ©tat de Washington. Lâancien patron dâAmazon, qui avait rĂ©gnĂ© plus de vingt-cinq ans sur un empire commercial titanesque avait fini ses jours dans le luxe, quelques mois seulement aprĂšs sa retraite officielle. Celui dont le monde entier avait copiĂ© les morning routines Ă©tait mort dans son lit un matin de juillet.
Ăa ressemblait Ă une blague. Dans quelques annĂ©es, on en ferait sans doute un scĂ©nario de film. Quelque chose dans la veine du Citizen Kane dâOrson Welles.
Pourtant, pour Barry Lloyd, tout cela nâavait rien dâune blague. Avec Jeff Bezos, câĂ©tait une branche complĂšte de son plus gros dossier judicaire qui disparaissait. Un dossier de Crime contre lâHumanitĂ© quâil avait, lui seul, lâaudace de porter Ă bout de bras malgrĂ© les intimidations et les influences politiques.
Oui, lâex-patron dâAmazon aurait dĂ» rĂ©pondre, dâici deux semaines, de Crimes contre lâHumanitĂ©, devant un tribunal constituĂ© spĂ©cialement pour lâoccasion. Rien que ça. Le chef dâaccusation qui concernait gĂ©nĂ©ralement les chef dâĂ©tat gĂ©nocidaire ou gĂ©nĂ©raux adeptes de la torture avait Ă©tĂ© requis contre le gĂ©ant du numĂ©rique Ă diffĂ©rents Ă©gards. Tout dâabord, pour lâimpact quâavaient ses services numĂ©riques sur lâenvironnement. La consommation Ă©lectriques de ses datacenters Ă travers le monde, la production de matĂ©riel informatique gourmand en terres rares et lâoccupation des sols par des milliers dâentrepĂŽts dissĂ©minĂ©s partout sur la planĂšte Ă©taient autant de preuve de la contribution dâAmazon Ă la dĂ©gradation du climat terrestre. Et par lĂ , Ă la disparition de milliers de personnes au cours des catastrophes climatiques quâavait connu la planĂšte ces derniĂšres annĂ©es. Canicules, inondations, tempĂȘtes⊠Si on avait bien creusĂ©, on aurait sans doute pu mettre Ă©galement la pandĂ©mie de 2020 sur le dos du milliardaire de Seattle.
Mais le crime Ă©cologique nâĂ©tait pas le seul. Jeff Bezos avait Ă©galement Ă©tĂ© accusĂ© de favoriser la paupĂ©risation dâimportantes populations. Le dossier constituait par Lloyd parlait en vrac des magasiniers aux cadences infernales, des livreurs obligĂ©s de baisser leurs prix pour se faire concurrence entre eux, des travailleurs du clic forcĂ©s de commenter ou valider des images Ă longueur de journĂ©e pour un salaire symbolique... Sans compter lâimpact du gĂ©ant du e-Commerce sur les petits commerces Ă travers le monde. Lâemprise mondiale de lâentreprise de Jeff Bezos nâĂ©tait plus Ă prouver, Barry Lloyd Ă©tait bien dĂ©cidĂ© Ă prouver une fois pour toute son impact nĂ©gatif sur la planĂšte et sa population humaine, mĂȘme si ces accusations rentraient dans les cases de la justice traditionnelle.
Câest pourquoi, dans un Ă©lan dâaudace, il avait recouru Ă la terminologie de Crime contre lâHumanitĂ© pour qualifier les actions dâAmazon et les dĂ©cisions de son grand patron. Une action inĂ©dite, mais quâil pensait pleinement justifiĂ©e.
Lloyd sortit de son mutisme :
â La presse est au courant ?
â A priori non. Pas encore. Mais tâimagines bien que si jâai eu lâinfo, un de ces fouinards va lâavoir dans pas longtemps Ă©galement. Jâai quelquâun dans lâĂ©quipe qui guette les rĂ©seaux sociaux et les sites de presse en permanence. On saura dans trĂšs peu de temps si ça a fuitĂ©, et ce qui a fuitĂ©. En attendant, jâai expressĂ©ment demandĂ© Ă ce quâun premier examen approfondi soit effectuĂ© dans la propriĂ©tĂ© de Bezos, pour ne pas dĂ©placer le corps. Faire le moins de bruit possible.
â Bien, rĂ©pondit Lloyd avec un petit hochement de tĂȘte dâapprobation.
Son cerveau cherchait dĂ©jĂ les prochaines actions Ă mener. Le procureur spĂ©cial pesait le pour et le contre. Le dossier Bezos nâavait peut-ĂȘtre pas besoin dâĂȘtre clĂŽturĂ© immĂ©diatement. Sans chercher la condamnation posthume, les Ă©lĂ©ments rassemblĂ©s dans le dossier pouvaient toujours servir Ă manipuler lâopinion publique.
Dans quelques heures, la presse et les millions de personnes connectĂ©es aux rĂ©seaux sociaux pleureraient le grand homme qui venait de mourir. Ce pape du capitalisme, cet homme dâaffaire visionnaire qui avait rĂ©volutionnĂ© le commerce. Sâils fuitaient habilement, les quelques Ă©lĂ©ments Ă charge pourraient toujours servir Ă ternir la lĂ©gende dorĂ©e de lâex dirigeant dâAmazon. Mieux valait garder quelques cartouches, car de toutes façons la bataille qui venait de se terminer faute dâadversaire Ă©tait loin dâĂȘtre la derniĂšre dans la guerre que Barry Lloyd entendait mener contre les gĂ©ants de lâindustrie numĂ©rique.
2.
â Câest tout sauf une mort naturelle, je suis formelle.
Alors que les messages de deuil et les premier articles de fond pleuvaient sur tous les rĂ©seaux digitaux du monde, James Baldwin nâavait dâyeux que pour les moniteurs de la salle de confĂ©rence dans laquelle il se trouvait. En face de lui, Ă prĂšs de trois mille miles de lĂ , la jeune Trinity Gomez lui dĂ©taillait les premiĂšres conclusions de lâexamen.
Cela faisait trois heures maintenant que Jeff Bezos avait Ă©tĂ© dĂ©clarĂ© mort par la scientifique de Seattle, et deux heures que son corps avait Ă©tĂ© dĂ©placĂ© dans les locaux de la police. MalgrĂ© les plaintes de sa famille. On avait donnĂ© Ă Trinity tout pouvoir pour mobiliser les Ă©quipes locales et faire procĂ©der Ă lâautopsie la plus mĂ©ticuleuse possible, dĂšs la nouvelle de la mort connue. Trinity nâavais pas hĂ©sitĂ© Ă user de ses influences et du nom de ses patrons pour arriver Ă ses fins.
AussitĂŽt dans les locaux de la morgue, câest une Ă©quipe complĂšte qui sâĂ©tait mise au chevet du corps, procĂ©dant Ă lâanalyse la plus poussĂ©e quâon avait vue de mĂ©moire de mĂ©decin lĂ©giste dans la ville. Rien nâavait Ă©tĂ© laissĂ© au hasard. Examen de la peau, des organes internes, analyses toxicologiques et neurologiques⊠jusquâĂ ce quâon trouve le petit dĂ©tail qui choque.
Jeff Bezos Ă©tait le modĂšle mĂȘme du milliardaire qui sâentretenait. Un corps sain abritant un esprit des plus brillants, auraient dit les latins. Une morning routine Ă toute Ă©preuve, qui avait inspirĂ© des millions dâinternautes et dâentrepreneurs. Difficile dâimaginer quâĂ soixante ans son cĆur puisse lĂącher comme ça, du jour au lendemain.
Câest une micro-Ă©cographie qui rĂ©vĂ©la lâanomalie : une brĂ»lure Ă lâintĂ©rieur du myocarde, dans le ventricule gauche. CâĂ©tait tout sauf normal. Et la seule conclusion possible Ă©tait que cette brĂ»lure Ă©tait la trace dâun choc Ă©lectrique ayant arrĂȘtĂ© le corps du milliardaire.
â Un choc Ă©lectrique Ă lâintĂ©rieur du cĆur, sâĂ©cria Baldwin. Vous vous foutez de ma gueule, on nage en pleine science-fiction !
â Vous nâĂȘtes pas au bout de vos surprises, rĂ©pondit Trinity en baisant les yeux de sa camĂ©ra pour regarder quelques notes Ă©talĂ©es sur son bureau. On a cherchĂ© ce qui pouvait provoquer ce type de choc, vous vous en doutez. Et on a filtrĂ© la quasi-totalitĂ© du sang de Bezos. Vous nâimaginez pas Ă quel point câest dĂ©gueulasse de voir ce genre dâopĂ©ration.
Baldwin imaginait trĂšs bien. Son passĂ© dans les forces spĂ©ciales, en Irak et en Afghanistan, lui avait sĂ»rement fait vivre des expĂ©rience pire quâune ponction sur un cadavre. Au moins Bezos Ă©tait mort pendant quâon lui tirait son sang.
â Bref, on filtrĂ© le sang du corps de Bezos et on a trouvĂ© ça.
Trinity tenait un petit sachet en plastique devant la caméra de son ordinateur, avec dedans une plaque de verre transparente.
â Quâest-ce que câest ? sâĂ©nerva Baldwin. On ne voit rien avec la camĂ©ra.
â Câest un microrobot, une sorte de drone si vous voulez, qui devait circulait dans le corps de Bezos. Ce truc est totalement mort lui aussi, inerte. Mais on va le faire analyser pour savoir sâil pourrait ĂȘtre la cause de la dĂ©faillance cardiaque.
â Un microrobot dans les artĂšres ? Il aurait dĂ»t mourir dâun AVC ou dâune thrombose si câest çaâŠ
â Pas nĂ©cessairement, on peut tout imaginerâŠ
VoilĂ , ça ne va pas plus loin. En espĂ©rant que ça vous a plus đ
Bon week-end et Ă la prochaine.
Un petit mot Ă propos de lâauteur ? Je suis François Houste, consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de trĂšs courtes nouvelles de fiction qui interrogent sur la place des technologies numĂ©riques dans notre quotidien.
Merci de votre attention et Ă la prochaine fois pour parler dâautres choses !
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Ă la prochaine !