Saison #2 : đł Repartir Ă zĂ©ro...
Cybernetruc, Saison 2. Changement de sujet, aprÚs avoir exploré les imaginaires de l'intelligence artificielle, on va se pencher sur ceux qui gravitent autour de l'abandon de la technologie.
Cybernetruc continue dâexplorer nos imaginaires technologiques et numĂ©riques. Ă chaque billet on divague, on imagine et on nâa pas forcĂ©ment les rĂ©ponses. Vous ĂȘtes un peu plus de cent-soixante-dix Ă suivre cette aventure. Bonne lecture !Â
Des [đ„], [đ] ou [đ°] ? Cliquez, ils vous emmĂšneront vers des complĂ©ments dâinformation.
đȘ Crash
Est-ce que vous connaissez La PlanĂšte aux vents de folie [đ] de Marion Zimmer Bradley [đ] ? Ăcrit en 1972, ce roman entame le cycle de TĂ©nĂ©breuse, lâune de ces longues sagas mĂȘlant science-fiction et fantasy que les amĂ©ricains aiment tant. Ce premier volume, trouvĂ© au hasard dâune boĂźte Ă livres, aura Ă©tĂ© lâune de mes lectures de lâĂ©tĂ©. Et ça tombe bien, puisquâil permet ainsi de dĂ©marrer ce premier billet de la saisonâŠ
Un mot sur lâautrice avant de dĂ©buter ? Marion Zimmer Bradley, dĂ©cĂ©dĂ©e en 1999, a laissĂ© derriĂšre elle de nombreuses productions, des romans, des nouvelles et un univers riche â TĂ©nĂ©breuse justement â repris et dĂ©veloppĂ© par dâautres Ă sa suite. Sa science-fiction, assez innovante Ă sa sortie, est emprunte de vĂ©ritables questionnements fĂ©ministes â on y reviendra â mĂȘme si sa vie personnelle est plus, comment dire, polĂ©mique. Un Ćil Ă la fiche Wikipedia la concernant et citĂ©e plus haut vous en dira plus.
Mais revenons Ă La PlanĂšte aux vents de folie.
Cette histoire est avant tout lâhistoire dâun naufrage. Un vaisseau peuplĂ© de terriens en route vers une nouvelle colonie spatiale est dĂ©viĂ© de sa route par une tempĂȘte cosmique et sâĂ©crase sur une planĂšte inconnue. Le vaisseau est rapidement diagnostiquĂ© hors dâusage, la planĂšte semble sauvage et dĂ©serte⊠mais habitable pour des humains. Alors que les survivants sâorganisent comme ils le peuvent, dâĂ©tranges phĂ©nomĂšnes surviennent bientĂŽt. Je vous laisse trouver le livre pour vous plonger plus avant sur la nature de ces phĂ©nomĂšnes, ce nâest pas lâaspect de lâhistoire qui mâintĂ©resse ici.
Les Vents de folie dĂ©crivent une sociĂ©tĂ© forcĂ©e Ă redĂ©marrer â presque â de zĂ©ro. Impossible pour les colons survivants de repartir. MĂȘme si certains possĂšdent la connaissance thĂ©orique ou pratique des vols interstellaires, celle-ci est dĂ©sormais inutile, faute dâun vaisseau en Ă©tat de voler. Et mĂȘme si les connaissances technologiques restent nombreuses, stockĂ©es dans un ordinateur, au sein de la communautĂ©, les ressources offertes par la nouvelle planĂšte ne permettent bien souvent pas leur utilisation. Ne serait-ce que pour des questions dâĂ©nergie disponible.
Les colons issus de la Terre-technologique doivent donc redĂ©marrer une sociĂ©tĂ© Ă ses presque-dĂ©buts, conservant quelques connaissances sociales, sociĂ©tales et thĂ©oriques mais laissant de cĂŽtĂ© les technologies les plus avancĂ©es au profit de lâagriculture, de lâĂ©levage, etc.
Marion Zimmer Bradley pose deux questions dans ce contexte de retour aux origines : La premiĂšre est le fardeau que peut constituer lâhĂ©ritage technologique. La question est ouvertement posĂ©e, est-il souhaitable de conserver une trace, une archive, dâun Ăąge dâor technologique quand cette mĂȘme technologie nâest plus applicable ? Cet Ăąge dâor ne constitue-t-il pas un leurre qui dĂ©tournerait des problĂ©matiques de survie immĂ©diate (tout parallĂšle avec le long-termisme [đ] est bienvenue) ? Ou ne reprĂ©sente-t-il pas un chemin illusoire empĂȘchant lâadoption de technologies inĂ©dites, lâadaptation Ă un environnement lui aussi entiĂšrement nouveau.
La seconde question soulevĂ©e est plus sociĂ©tale et mĂ©riterait bien plus quâun apartĂ©. Câest celle de la place des femmes dans une sociĂ©tĂ© obligĂ©e de redĂ©marrer : celles-ci sont elles condamnĂ©es Ă nâĂȘtre que des procrĂ©atrices assurant la survie de lâespĂšce ? On lâavait dit, Marion Zimmer Bradley est aussi une autrice fĂ©ministe.
Je ne vous dévoile pas les décisions et les péripéties de ce groupe de survivants. On va plutÎt explorer la question sous deux ou trois autres angles.
đ Ravages
Difficile de ne pas commencer en faisant un parallĂšle avec un autre roman du retour aux origines : Ravage [đ] de RenĂ© Barjavel [đ]. Peut-ĂȘtre mĂȘme en a-t-on dĂ©jĂ parlĂ© dans quelques billets prĂ©cĂ©dents.
Ravage, câest aussi lâhistoire dâun abandon forcĂ© de la technologie. Une sociĂ©tĂ© humaine basĂ©e sur lâĂ©lectricitĂ© â comme on pouvait aisĂ©ment lâimaginer au milieu du XXe siĂšcle, le livre datant de 1942 â sâĂ©croule suite Ă une tempĂȘte solaire la privant de son Ă©nergie. Sâen suit, pour les hĂ©ros du roman, un exode forcĂ© loin des villes soumises au chaos. Et un questionnement sur la façon de ârefaire civilisationâ quand tous les repĂšres de celle-ci semblent avoir disparu.
Ravage est un roman de son temps. LĂ ou La PlanĂštes aux vents de folie laisse facilement transparaĂźtre la culture hippie du dĂ©but des seventies, Ravage reprend un son compte les valeurs de retour Ă la terre qui trouvent un large Ă©cho sous le gouvernement de Vichy. Nous sommes, en Europe, dans une pĂ©riode de doute quant au bien-fondĂ© du progrĂšs et de la technologie, qui prend racine dans le dĂ©cadentisme [đ] de la fin du XIXe siĂšcle, dans le traumatisme de la PremiĂšre Guerre Mondiale et sâaccorde particuliĂšrement aux idĂ©ologies rĂ©actionnaires de cette extrĂȘme-droite qui prend le pouvoir un peu partout entre les deux guerres.
Aussi, la thĂ©matique principale du roman est lâabandon de la technologie, celle-lĂ mĂȘme qui a amolli lâhomme, lâa Ă©loignĂ© de la nature et de sa vĂ©ritable nature. Loin dâĂȘtre un vecteur de progrĂšs, la technologie ici entrave le dĂ©veloppement rĂ©el de la sociĂ©tĂ©, tout comme la science. Les survivants de Ravage, devenus une communautĂ© agricole dans le sud des Alpes, refusent radicalement tout progrĂšs technique. Le hĂ©ro, devenu patriarche, allant jusquâĂ menacer et bannir lâhomme qui aura eu lâaudace dâinventer Ă nouveau une machine pour les travaux des champs.
On retrouvera ce genre de rejet du progrĂšs dans de nombreux autres Ă©crits par la suite. On ne citera, pour ne pas se perdre, que LâHolocauste de James Gunn dont on a dĂ©jĂ parlĂ© ici [đ§].
đ 30 ans
Alors, Ă lâaube dâune catastrophe, la technologie est-elle un frein ou une chance ? On va prendre le problĂšme par un autre bout et faire appel cette fois Ă Corinne Morel Darleux [đ] qui a publiĂ© au printemps dernier un petit Ătre heureux avec moins [đ] aux Ă©ditions La MartiniĂšre.
đ ApartĂ©. On avait dĂ©jĂ parlĂ© de Corinne Morel Darleux dans ses colonnes il y a quelques mois Ă propos de son trĂšs bon Mieux vous couler en beautĂ© que flotter sans grĂące [đ], et de notre rapport Ă lâinstantanĂ©itĂ© induit par le Net. Si vous voulez vous y replonger, câest ici : â Asyncrhone.
Elle rĂ©pond Ă©galement Ă quelques questions autour de la sobriĂ©tĂ© et de la place du numĂ©rique dans un article rĂ©cent dâUsbek & Rica [đ°]. Avec elle, on va rĂ©sumer tout ce qui nous amĂšne jusquâici en trois questions :
La technologie permet-elle dâempĂȘcher la catastrophe ?
Pour faire court, câest plutĂŽt mal parti. Corinne Morel Darleux invoque pour cela les seuils de contre-productivitĂ© Ă©tablis par le penseur allemand Ivan Illich [đ]. En gros, toute technologie qui dĂ©passe un certain seuil produit les effets inverses de ce pour quoi elle Ă©tait conçue. Lâexemple le plus parlant de cette thĂ©orie est sans conteste lâautomobile. ImaginĂ©e au dĂ©part pour accĂ©lĂ©rer les dĂ©placements, sa saturation, notamment en ville, provoque finalement un allongement des temps de trajet dĂ» aux embouteillages urbains ou aux difficultĂ©s de parking. Lâeffet inverse de celui recherchĂ©. La contre-productivitĂ©.
La thĂ©orie sâadapte trĂšs vite au modĂšle Ă©cologique. La dĂ©mocratisation de nâimporte quelle technologie qui se voudrait Ă©cologique provoque trĂšs rapidement des effets nĂ©gatifs sur la planĂšte : consommation en mĂ©taux rares, besoin en eau des data-centers, consommation Ă©nergĂ©tique⊠qui sont finalement source de plus de dĂ©gĂąts que ce que la technologie initiale Ă©tait censĂ© soigner.
La technologie peut-elle survivre Ă la catastrophe ?
Câest mal parti Ă©galement⊠On listerait bien les multiples romans de SF qui dĂ©montrent que la civilisation humaine â telle que nous lâentendons â ne peut survivre Ă une catastrophe Ă©cologique majeure. En vrac, La Mort de la Terre [đ] de Rosny lâAinĂ© ou encore Les Ăcumeurs du silence [đ] de Michel Jeury, et puis un peu de Michael Moorcock [đ] aussi. On reviendra sans doute sur tout ça.
On restera rationnel Ă©galement quand Ă notre train de vie en tant quâespĂšce : chaque annĂ©e, le Jour du dĂ©passement de la Terre [đ] (cette annĂ©e, câĂ©tait le 2 aoĂ»t) marque la date Ă laquelle la population mondiale a Ă©puisĂ© ses ressources naturelles disponibles (renouvelables) sur un an. Comme on le disait dĂ©jĂ plus haut, les crises successives sur les mĂ©taux rares et les sĂ©cheresses qui frappent dĂ©sormais rĂ©guliĂšrement lâEurope ou lâouest des Ătats-Unis montrent bien que lâescalade technologique est difficilement durable. La planĂšte ne peut supporter le dĂ©veloppement Ă marche forcĂ©e de la technologie et celle-ci devra certainement, Ă un moment, cĂ©der son rĂšgne ou sâĂ©teindre.Pour Corinne Morel Darleux, il nous reste 30 ans Ă tout casser pour profiter de la technologie. Peut-ĂȘtre moins.
La technologie (ou plutĂŽt sa connaissance thĂ©orique) doit-elle ĂȘtre conservĂ©e pour le long terme ?
La câest plus compliquĂ©, et⊠ça mĂ©rite lâouverture dâun nouveau paragraphe.
đ ApartĂ©. Sur la question de la croissance technologique et de la course au progrĂšs, pour rester dans le thĂšme, on lira Ă©galement la jolie tribune de Tristan Nitot qui propose dâabolir la cĂ©lĂšbre Loi de Moore [đ] (celle qui spĂ©cifie que la puissance de calcul des processeurs double tous les dix-huit mois) et propose Ă sa place un principe dâoptimisation visant Ă contrer lâobsolescence matĂ©rielle. Câest ici : [đ].
đź DĂ©chets nuclĂ©aires
Prenons cette troisiÚme question sous un angle différent et penchons-nous quelques instants sur la question des déchets nucléaires.
Les dĂ©chets nuclĂ©aires ont une durĂ©e de vite extrĂȘmement longue et restent dangereux pour quiconque sâen approche pendant plusieurs milliers dâannĂ©es. Comment donc expliquer Ă des humains vivant sur Terre Ă une Ă©chĂ©ance aussi lointaine la dangerositĂ© des lieux de dĂ©pĂŽt de ces dĂ©chets ? Ce problĂšme occupe de nombreux scientifiques et designers depuis les annĂ©es 1970, et soulĂšve des questions dâordres extrĂȘmement divers. Par exemple :
LâinvisibilitĂ© du danger. Les radiations constituent un danger invisible. Impossible Ă visualiser pour les populations.
La nature du danger. Le danger nâest pas physique et immĂ©diat. Il sâagit de prĂ©venir, par exemple, lâexploitation du sol contaminĂ© ou lâinstallation de population Ă cet endroit⊠alors que les consĂ©quences de cette installation ne sont perceptibles immĂ©diatement.
La rĂ©sistance physique. Comment concevoir un dispositif dâavertissement capable de supporter plus de 10 000 ans de vents, de mouvements de terrain, dâĂ©rosion ?
Le langage. Il y a 10 000 ans, lâhomme prĂ©historique ne connaissait pas encore lâĂ©criture. Qui peut dire si les contenus que nous produisons aujourdâhui seront encore comprĂ©hensibles dans 10 000 ans ?
La mĂ©moire et la culture humaine. On peut compter pendant encore quelques centaines dâannĂ©es sur les imaginaires quâĂ©voque le terme ânuclĂ©aireâ pour les populations humaines. Mais quel souvenir en restera-t-il dans 1 000 ans, 5 000 ans, 10 000 ans ?
Ce nâest quâune partie des questionnements que se posent donc les scientifiques, et les Ă©bauches de solutions sont nombreuses, depuis les inscriptions sur du saphir aux gigantesques aiguilles de granit sortant du sol, en passant par les systĂšmes sonores transformant les vents en avertissements lugubres.
Lâabandon de la technologie, quâon Ă©voque depuis le dĂ©but de ce billet, pose le mĂȘme type de questions. Quâil sâagisse de dĂ©commissionner des pans entiers dâInternet ou dâabandonner lâapplication pratique de procĂ©dĂ©s scientifiques faute de ressources, comment sâassure-t-on que la connaissance, la culture, la science accumulĂ©e jusquâici par lâhumanitĂ© reste lisible dans un futur incertain ? Et accessoirement, de notre Ă©poque proposant une dĂ©bauche de contenu, de connaissance, de support, que vaut la peine dâĂȘtre conservĂ© ?
đ ApartĂ©. Au passage, sur la conservation Ă long terme du Net, si vous (re)lisiez la nouvelle DĂ©fragmentĂ©s [đ»] imaginĂ©e par Julie Girardot [đ»] dans le cadre du projet Climatopie de la CNIL ?
â Et aprĂšs ?
Abandonner la technologie soulĂšve donc Ă©normĂ©ment de questions et dâimaginaires, entre projection Ă long terme et impacts sur notre quotidien. VoilĂ donc la thĂ©matique que je vous propose de creuser pour cette toute nouvelle saison de Cybernetruc!
đ ApartĂ©. Dernier apartĂ©, lâimage dâentĂȘte de cette newsletter est une oeuvre de lâartiste amĂ©ricain Daniel Arsham [đ]. On y reviendra dans la saison. Promis !
Alors, ça vous dit ?
Un petit mot Ă propos de lâauteur ?
François Houste est Digital Stuff Manager au sein de la bien belle agence Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies chez C&F Ăditions. On se retrouve sur Mastodon pour continuer la discussion.
Merci de votre attention et Ă la prochaine fois pour parler dâautres choses !