🚗 Sur la Route, réécrire les fictions à l'heure de la technologie...
Qu'est-ce qui change quand on ré-explore les mythes classiques à l'aune de la technologie "moderne" ? On se pose la question et on fait l'expérience dans ce premier numéro de Virtuel(s).
Virtuel(s) explore, de manière irrégulière, à la fois les imaginaires et notre relation au numérique. A chaque billet, on explore, on réfléchit, on imagine et on n’a pas forcément de réponses. Vous êtes une petite dizaine à tenter l’aventure de ce premier billet, bonne lecture aux courageux. 😉
Sur la route…
Dean Moriarty arriva à trois heures du mat’, à moitié énervé, à moitié lassé. Il avait plaqué le boulot de livreur Amazon qu’il avait à Frisco, juste le temps de rassembler l’argent nécessaire au voyage. Avec ses bitcoins en poche, ou plutôt dans son smartphone, il avait loué une belle Tesla autonome qui l’avait conduit d’une traite de la Californie au New Jersey. Un voyage long, et ennuyeux. Assis sur la banquette arrière de la voiture automatique, shooté au thé en permanence, il n’avait rien eu à faire… Pas de conduite, pas de choix d’itinéraire. Seulement regarder le paysage, les grandes plaines et les villes dans lesquelles ont ne croisait plus que d’autres voitures autonomes. Des milliers de miles seul, sans une seule rencontre.
L’adrénaline de la conduite lui manquait, les tremblements de la carrosserie quand il poussait la tire à fond. Les chaos de la route. Tout était lisse désormais. Triste. Vide. Pas une seule fois la caisse ne n’avait fait un arrêt imprévu, en dehors des stations de recharge automatiques, et des pauses programmée pour aller aux gogues. Pas une seule fois elle n’avait embarqué quelqu’un. Dean était resté seul sur la banquette pendant de trop longs miles. Tout était silencieux désormais.
Comme à son habitude, une fois descendu de la bagnole, la première chose dont il avait besoin, c’était de parler.
Dean Moriarty, c’est l’un des protagonistes de Sur la Route, le roman phare de la Beat Generation, paru en 1957 et signé Jack Kerouac. Il met en scène plusieurs personnages - qu’on ne qualifiera pas de héros - et leurs errances le long des routes d’Amérique au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Évasion, découverte, partage, drogues, etc… Sur la Route est un roman de génération, celle qui cherche ses raisons d’exister dans l’Amérique de l’aube des années 50, secouée par la guerre, triomphante, mais vide de sens et d’imaginaire alors que la Guerre Froide va se lever.
La voiture, omniprésente, y est l’instrument de la découverte du pays et de la découverte de soi, l’outil qui permet de s’affranchir des limites du quotidien. Celui qui permet de franchir les frontières et de s’autoriser les excès. Un lieu non-cadré dans lequel la société n’a pas prise. Un vecteur de rencontre. La mythologie automobile dans toute sa splendeur.
Qu’est-ce qui se passe si on introduit une innovation technologique dans ce genre de récit ? À quoi ressemblerait le Sur la Route de Jack Kerouac si les voitures y étaient autonomes ? C’est ce à quoi je me suis essayé dans les paragraphes un peu plus haut.
On pardonnera le style qui tente, sans succès, de singer Kerouac, pour s’interroger sur la relation à l’automobile des protagonistes… L’adrénaline et la fatigue induits pas la conduite cèdent la place à … de la lassitude comme lors d’un très long trajet en autobus. Les auto-stoppeurs qui peuplent le livre existent-ils encore, ou est-ce que le réseau de transport s’organise autour de postes-relais, comme autant de gares-routières ? Peut-on choisir, en conséquence, de voyager seul, ou de ne pas partager son véhicule-autonome avec tel ou tel voyageur en fonction de sa réputation, de sa notation sur la plateforme de réservation ? Comment s’organisent les pauses ? Les êtres humains ont toujours besoin de s’arrêter pour uriner, pour se nourrir… mais les longs trajets restent possibles le temps d’une sieste, d’une nuit - comme ces longs trajets nocturnes de Dean Moriarty et Sal Paradise dans le livre original…
Et surtout, qu’est-ce que tout cela change pour les personnages ? Ceux qui se construisent, s’émerveillent, vivent le temps des rencontres et des imprévus, peuvent-ils encore vivre la même aventure dans un monde automobile planifié, organisé par les algorithmes ?
Concernant l’automobile, nous avons de toutes façons tout le temps qu’il faut imaginer des scénarios : Tesla a encore eu des accidents récemment avec son mode autopilote, Lyft s’est séparé de son département ‘autonomie’ au profit de Toyota et surtout on est en droit de s’interroger sur le fait que le monde d’après soit encore un monde automobile (oui, Amsterdam supprime, encore, des places de parking). L’automobile autonome individuelle n’est pas - encore une fois - pour cette année.
Mais pour en revenir à la fiction, et pas qu’à Kerouac, il est intéressant de partir d’un imaginaire existant et de voir ce qu’y change l’apport d’une technologie. Et si Valmont et les autres correspondants des Liaisons Dangereuses échangeaient via WhatsApp ? Et si les protagonistes du Heart Of Darkness de Joseph Conrad passaient à la visioconférence ? Et si ? Et si ?
L’exercice peut s’avérer passionnant : extrapoler sur une histoire connue, et maîtrisée, permet d’imaginer les impacts de la technologie sur les comportements d’une autre façon.
Et vous, quelle oeuvre avez-vous envie de réécrire ?
On complète avec quelques bricoles trouvées çà et là sur le Net ? 3 liens de plus, pour la route…
👽 Enki Bilal, l’un de nos dieux de la bande dessinée SF - relisez donc la trilogie des Légendes d’Aujourd’hui datant des années 1970 - s’inquiète pour l’avenir. Dans un entretien à Usbek & Rica, il voit venir une dictature culturelle et une condamnation des imaginaires. Ça fait plutôt froid dans le dos et c’est là : https://usbeketrica.com/fr/enki-bilal-d-ici-4-ou-5-ans-l-imaginaire-sera-l-ennemi-public-numero-un
🎎 Les plateformes contrôlent tout, mais le contrôlent souvent mal. Exercice de style avec Airbnb sur lequel deux américains ont réussi à mettre en location une maison de poupées. Malgré des signes évidents de tromperie, tous les contrôles humains de la plateforme n’y ont vu que du feu. On en parle là : https://www.tom.travel/2021/04/30/airbnb-deux-youtubeurs-parviennent-a-mettre-en-location-une-maison-de-poupee/
Et vous, quelle supercherie envisagez-vous de faire passer en ligne ?🛠Peut-on rendre la technologique tangible pour ceux qui ne l’utilisent pas au quotidien ? Comment rendre accessible une conversation Telegram aux non-utilisateurs de smartphone et les inclure dans les cercles de dialogue ? Manuel Lucio Dallo a imaginé Yayagram, une boîte combinant mini-imprimante et reconnaissance vocale pour permettre à sa grand-mère de rester en contact avec l’ensemble de ses petits-enfants. Un exemple assez réussi d’inclusion et de détournement d’usage. Toutes les explications là : https://www.theverge.com/2021/4/26/22403344/diy-device-yayagram-telegram-voice-messages-physical-phone-switchboard
Et pour finir, un peu de lecture et de musique ? Pour accompagner ce billet, je vous propose :
📖 De lire ou de relire Sur la route de Jack Kerouac, forcément ;
💿 D’écouter du jazz des années 1940 pour rester dans l’ambiance. Charlie Parker s’impose certainement… Il y a justement une heure de concert hommage de la Philharmonie de Paris disponible sur YouTube.
📼 De voir, ou revoir, Thelma et Louise de Ridley Scott… et de vous demander ce que ça donnerait avec une voiture autonome…
Un petit mot à propos de l’auteur ? Je suis François Houste, consultant au sein de la belle agence digitale Plan.Net France et auteurs des Mikrodystopies, de très courtes nouvelles de fiction qui interrogent sur la place des technologies numériques dans notre quotidien.
Merci de votre attention et à la prochaine fois pour parler d’autres choses !
PS1. Si vous avez aimé cette première expérience, n’hésitez pas à la partager sur les réseaux sociaux ou avec vos contacts :
PS2. Et si vous êtes venu via ces mêmes réseaux sociaux ou via un partage… n’hésitez pas à vous abonner pour recevoir le prochain billet :
++
J'aime bien l idée en effet de partir d’un imaginaire existant et de voir ce que fait l’apport d’une technologie. Merci pour ce billet ! Pour ma part en allant vers les classiques, j'imagine un Robinson Crusoé, avec une montre connectée, waterproof, anti choc, énergie solaire bien sûr, les SMS et fonction gps sont OK dans ce mode. (la moindre parcelle terrestre est bien entendue en couverture GSM, on en est à la... 50g au moins bref on capte bien hein !) . Robinson devra attendre 28mn sur cette île avant d'être sauvé par des pirates, des white hat, cela va de soi. Il a le temps de se faire un copain qu'il n appellera pas comme un jour mais 1 heure precise, celle de leur rencontre 12h54 , il sait qu'il sera récupéré un peu moins de 19mn plus tard car il reçoit toutes les 2mn des notifications "votre sauvetage en cours ", il n a pas le temps de lire la bible, à défaut il consulte le fil de son réseau social préféré. Il postera d ailleurs une photo de lui avec 12h54 "me and my new friend"postée a 13h01"