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🔗 Il n'y a pas un web, il y a des Webs

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🔗 Il n'y a pas un web, il y a des Webs

OĂč l'on parle du Web qu'on aime, de punk, de cases, de Proust - ouais - de Guerre Mondiale, de hippies et surtout de micro-cultures. C'est Virtuel(s), opus #11.

François Houste
Nov 26, 2021
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Virtuel(s) explore, de maniĂšre irrĂ©guliĂšre, les imaginaires et notre relation au numĂ©rique. À chaque billet, on rĂ©flĂ©chit, on imagine et on n’a pas forcĂ©ment de rĂ©ponses. Vous ĂȘtes aujourd’hui presque une cinquantaine Ă  suivre cette aventure Ă©crite. Bonne lecture* ! 😉

*les [💿], [📗] ou [📰] rĂ©partis dans le texte ? Cliquez dessus, ce sont des liens
 qui vous emmĂšneront vers des complĂ©ments de lecture.

Billetterie et concerts de The Police en 2021 2022 | Wegow France

Massively parallel culture

La discussion dĂ©bute avec une bĂȘte question de vocabulaire, sur la façon dont on peut annoncer Ă  ses collĂšgues qu’on est en congĂ©s loin de toutes prĂ©occupations professionnelles Ă  l’heure oĂč le terme “Out of Office” (le OoO) peut finalement signaler une pĂ©riode de tĂ©lĂ©travail [đŸ€]. BĂȘtement et sĂ©mantiquement.

Et puis, la discussion dĂ©raille doucement sur la culture Web. Existe-t-il une culture Web de base, une sorte de socle de vocabulaire et de connaissance qui serait le langage commun de l’ensemble des personnes qui Ă©voluent dans les contrĂ©es numĂ©riques depuis suffisamment d’annĂ©es pour s’y sentir autochtones ?

Vaste dĂ©bat qu’on ne tranchera peut-ĂȘtre pas immĂ©diatement, mais qui m’a permis de ressortir de ma bibliothĂšque The Long Tail [📗] de Chris Anderson, ancien rĂ©dacteur en chef du magazine Wired [📰], un texte fondateur, lĂ©gĂšrement dĂ©criĂ© depuis, de ce qu’est le Net et de la façon dont il a rĂ©volutionnĂ© l’accĂšs aux biens et Ă  la connaissance.

The Long Tail (book) - Wikipedia

PubliĂ© en 2006, The Long Tail est le premier bouquin a avoir formalisĂ© cette loi stipulant que vos 80% d’articles les moins populaires pouvaient vous rapporter autant que vos 10% de top sellers. Le modĂšle mĂȘme qui pousse Amazon Ă  proposer tout et n’importe quoi, y compris une place de marchĂ© pour livres d’occasion, ou encore qui engage Netflix Ă  conserver dans son catalogue des vieux films français ou des comĂ©dies musicales indiennes.

Mais ce n’est pas ce qui m’intĂ©resse ici. Dans The Long Tail, il n’y a qu’un passage que j’ai bookmarkĂ© d’un dĂ©licat post-it. C’est celui qui parle de GOATSE. Vous savez ce qu’est GOATSE ? Mmmh ? Pour faire vite - ce n’est pas le sujet principal ici - GOATSE est un site choc datant de 1999 et affichant la photo d’un homme Ă©cartant de ses mains son anus et son rectum ( je cite la Wikipedia [📰] ). L’adresse du site a Ă©normĂ©ment circulĂ© sur les Internet Ă  partir de 1999, comme blague, piĂšge aux nouveaux internautes, comme de nombreux autres clichĂ©s tout aussi choquant.

On a la culture potache qu’on peut. ;-)

Anil Dash on Twitter: "Ten years ago, I wore a Goatse t-shirt in the NY  Times. A year later, I reflected on the absurdity that followed:  http://t.co/PEHk5MYaQP" / Twitter

Chris Anderson raconte une anecdote autour de cette image :

In July 2005, Anil Dash, an executive at the blog technology company SixApart, “hacked” the New York Times by wearing a T-shirt that read “GOATSE” in a photo shoot for an otherwise innocuous article about how hard it is to change what Google says about you. Marveling over his mad skilz, I was amazed to find that almost none of my staff (and obviously no New York Times editors) knew what GOATSE refers to. [
] Yet many of my geek friends drop a reference to it into their writing as a sort of shared-contexte joke.

Comment un Ă©diteur du New York Times peut-il laisser quelqu’un arborer ostensiblement le mot GOATSE dans les colonnes du journal ? Pourquoi cette tenue n’est-elle pas passĂ©e Ă  la censure ? Chris Anderson se l’explique finalement trĂšs bien : GOATSE est une sous-culture.

I hadn’t realized that I was part of a subcultural tribe, but apparently I was. And knowing about GOATSE appears to be one of its secret membership codes, which is what Anil was demonstrating when he cheeckily wore the word on his T-shirt in the Times shoot.

Plus loin encore, GOATSE est une sous-culture parmi d’autres. D’aprĂšs Anderson, seuls 10% de ses contacts pro et perso de l’époque connaissent GOATSE. Il interroge ces mĂȘmes contacts autour d’autre memes (le terme n’existe pas Ă  l’époque, Anderson parle de clichĂ©s) et constate
 que seuls 10% de ses contacts connaissent Ă©galement chacun de ses clichĂ©s, mais
 pas les mĂȘmes 10%. Chris Anderson est aux croisements de plusieurs tribus :

What does this show? It shows that my tribe is not always your tribe, even if we work together, play together, and otherwise live in the same world. Same bed, different dreams.

Et d’en conclure que la diffusion rapide de l’information sur le Net a provoquĂ© l’éclatement de la culture de masse - comprendre celle qui Ă©tait issue des mĂ©dias de masse comme la tĂ©lĂ©vision, la radio et le cinĂ©ma - en une masse de cultures parallĂšles.

In short, we’re seeing a shift from mass culture to massively parallel culture. Whether you think of it this way or not, each of us belong to many different tribes simultaneously, often overlapping (geek culture and LEGO), often not (tennis and punk-funk).

En vrai, Chris Anderson n’invente rien. Oui, il n’y a pas UNE CULTURE - ce serait une vision bien Ă©litiste - mais une multitude de cultures qui cohabitent. Le phĂ©nomĂšne est plus flagrant encore depuis l’émergence de ce qu’on appelle la POP Culture, de sa diffusion mondialisĂ©e et de la popularisation des mass-media dans les annĂ©es 1960. Fans de jazz et fans de rock se croisent peu mais peuvent avoir des idoles communes ( je ne sais pas, comme Miles Davis peut-ĂȘtre ?). Les amateurs de cinĂ©ma d’art et d’essai et ceux de blockbusters peuvent se retrouver le temps d’une sĂ©ance commune. etc.

Les mondes culturels, contrairement à ce que pourraient faire penser certains scénarios, ne sont jamais totalement isolés les uns des autres.

https://laregledujeu.org/files/2019/12/marcel-proust-et-le-sionisme.jpg

Mais il n’y a lĂ  rien de vraiment nouveau sous le soleil. La vie mondaine dĂ©crite par Marcel Proust - il faut toujours chercher des parallĂšles avec La Recherche du Temps Perdu, c’est important - est dĂ©jĂ  faite de ces recoupements, de ces croisements, de ses superpositions de cercles mondains, et donc culturels, mĂȘme si les acteurs de ces cercles s’en dĂ©fendent.

On repense aux moments oĂč le narrateur rĂ©alise que le monde des Guermantes et celui des Verdurin se rencontrent et s’interpĂ©nĂštrent, et que souvent les acteurs de l’un des cercles (Charlus, Odette [📰]
) passent volontiers dans l’autre cercle.

Rien n’est unique, rien n’est isolĂ©.

Plus sérieusement, et avec moins de madeleines, on pense également aux idées de Christophe Masutti et à sa façon de ré-expliquer le concept de Village Global de Marshall McLuhan.

On a souvent imaginer le Net, concrĂ©tisation la plus poussĂ©e du Village Global, comme une agora, une place de marchĂ© sur laquelle tout le monde pourrait librement Ă©changer avec tout le monde. Christophe Masutti prĂ©fĂšre Ă  cette vision de l’agora celle du village de cases [📰]. Personne n’a l’envie d’échanger avec tout le monde, mais chacun a envie d’échanger avec des personnes affinitaires, dont il se sent proche culturellement - puisque ce sont les cultures qui nous intĂ©ressent ici. Chacun a envie de trouver sa case : une case dĂ©diĂ©e Ă  la politique, une case dĂ©diĂ©e Ă  la science-fiction ou aux films des annĂ©es 40, ou au logiciel libre


Ces cases sont des communautĂ©s plus ou moins grandes qui fonctionnent selon leurs propres rĂšgles et crĂ©ent leur propre sous-culture. Mais qui entretiennent Ă©galement des liens avec les cases proches d’elles.

Cette vision d’un Internet-Case aide Ă  comprendre Ă©normĂ©ment de choses, et notamment des concepts de collision, d’hybridation et de construction de ce qu’on nommerait Ă  tort la Culture-Web.

Cette Culture Web - ou plus globalement cette culture numérique - existe-t-elle réellement ? Existe-t-il une sorte de noyau commun du Net ?

Au vu de la (re)lecture de Chris Anderson et de Christophe Masutti, j’ai envie de rĂ©pondre que
 non. D’ailleurs, combien d’entre vous connaissez GOATSE avant de parcourir de billet ?

Aux sources de l'utopie numérique De la contre-culture à la cyberculture,  Stewart Brand, un homme d'influence - broché - Fred Turner - Achat Livre ou  ebook | fnac

D’abord parce que le Web n’est qu’une sous-culture des cultures de masse. N’oublions pas que le Net s’est construit dans un monde universitaire dĂ©jĂ  exposĂ© Ă  l’importante culture pop des sixties. Le Net est, culturellement, un enfant du monde hippie, de la science-fiction et de la culture tĂ©lĂ©visuelle. Il faut relire les ouvrages de Fred Turner (dont le magnifique Aux sources de l’utopie numĂ©rique [📕] chez les copains de C&F Éditions) pour comprendre cet hĂ©ritage et ne pas oublier qu’une bonne partie du vocabulaire du Net n’a pas spawnĂ© naturellement dans notre bouche mais provient d’autres cultures. Qui a oubliĂ© qu’on nomme Spam les mails non-dĂ©sirĂ©s Ă  cause d’un sketch des Monty Pythons ?

Il faut ensuite admettre qu’aujourd’hui, Ă  l’heure oĂč le Net touche des milliards d’individus, il est lui aussi devenu une pop-culture au mĂȘme titre que la TĂ©lĂ©vision, la musique ou les littĂ©ratures de genre. Le paysage dĂ©crit pas Chris Anderson en 2006 s’est dĂ©multipliĂ© et fragmentĂ© et il est de plus en plus facile de se perdre entre le vieux vocabulaire des grandes heures de l’IRC, les mĂȘmes qui circulent sur TikTok et les codes instaurĂ©s par les Ă©changes sur Fortnite. Il y a aujourd’hui autant d’Internets qu’il y a de sphĂšres d’usages.

Gerald Adams And The Variety Singers – Daisy Bell (A Bicycle Made For Two)  / Break The News To Mother (1931, Shellac) - Discogs

Mais plus important encore, en se propageant dans les mains de tous, le Net est devenu aujourd’hui un territoire de collisions. Le village de cases de Christophe Masutti donne rĂ©guliĂšrement naissance Ă  de nouvelles cases créées par la collision de deux cultures existantes.

Un Ă©minent directeur d’agence (il se reconnaĂźtra) me racontait rĂ©cemment le premier visionnage de 2001 l’Odyssey de l’Espace de Stanley Kubrick avec son fils de 12 ans, et notamment la scĂšne de la mort de HAL [đŸ“Œ]. Attention, petit spoiler.

Au moment d’ĂȘtre dĂ©sactivĂ©, l’intelligence artificielle HAL entonne une chanson enfantine - Daisy Bell [📰]- et replonge en enfance. Cette chanson n’est pas inconnue des enfants de 12 ans, puisqu’elle est devenu un meme sur le rĂ©seau TikTok [đŸŽ„]. Une des composantes donc d’une sous-culture Net dont on parlait plus haut est bel et bien l’une des composantes d’une sous-culture Pop. Une collision.

Les sous-cultures du Net sont en mutation permanente, et ne sont comme nous que le rĂ©sultant d’une somme de collisions. “I am a D.J, I am what I play” chantait David Bowie [💿]. Collisions, memes, mash-ups, contribuent Ă  l’édification d’autant de sous-cultures qu’il y a de cases sur le Net, et il est difficile de prĂ©tendre que nous sommes exposĂ©s Ă  la totalitĂ© d’entre elles et encore moins que certains comptent plus que d’autres. Il est encore plus difficile de penser qu’il existe une culture unique, une pierre angulaire du Web
 simplement parce que personne, au fur et Ă  mesure que le rĂ©seau grandit, ne peut ĂȘtre exposĂ© Ă  tout.

L’important, c’est la vivacitĂ© de ces cultures, et leur capacitĂ© Ă  s’hybrider
 On re-dĂ©couvre Balzac parce qu’un film sort au cinĂ©ma [đŸŽ„]. La culture Punk nait, en partie, du croisement du rock et des cultures jamaĂŻquaines {💿]
 Une culture qui ne s’hybride pas est vouĂ©e Ă  l’oubli.

De secrÚtes injustices - broché - Xavier Hanotte - Achat Livre | fnac

Et pour finir par de belles lettres, c’est l’écrivain belge Xavier Hanotte qui en parle mieux et de maniĂšre plus Ă©mouvante que quiconque dans De SecrĂštes Injustices [📘] de 1999 :

Car l'oubli travaille. Les hommes meurent, les noms s'effacent, les injustices s'estompent - mĂȘme et surtout les plus monstrueuses. Et chaque fois que cela se produit, c'est aussi un peu de sens qui meurt.
Jusqu'au sens des mots. Ainsi Passendale. Aujourd’hui, ce nom n'Ă©voque plus le jalon final d'une offensive dĂ©risoire, l'ocĂ©an de boue sanglante oĂč se noyaient pĂȘle-mĂȘle vivants et morts. Non, Passendale, dans l'esprit des gens, ce n'est mĂȘme plus un village...
C'est une marque de fromage.

C’est pour lutter contre cet oubli qu’il nous faut accepter les collisions.

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On zappe pour cette fois les liens complĂ©mentaires ? Parce que dĂ©jĂ  cette news est longue, et je vous remercie si vous ĂȘtes arrivĂ©s jusque lĂ , et parce que sinon, elle ne serait jamais partie ! ;-)


Un petit mot Ă  propos de l’auteur ? Je suis François Houste, consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de trĂšs courtes nouvelles de fiction qui interrogent sur la place des technologies numĂ©riques dans notre quotidien.


Merci de votre attention et à la prochaine fois pour parler d’autres choses !

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