đ Il n'y a pas un web, il y a des Webs
OĂč l'on parle du Web qu'on aime, de punk, de cases, de Proust - ouais - de Guerre Mondiale, de hippies et surtout de micro-cultures. C'est Virtuel(s), opus #11.
Virtuel(s) explore, de maniĂšre irrĂ©guliĂšre, les imaginaires et notre relation au numĂ©rique. Ă chaque billet, on rĂ©flĂ©chit, on imagine et on nâa pas forcĂ©ment de rĂ©ponses. Vous ĂȘtes aujourdâhui presque une cinquantaine Ă suivre cette aventure Ă©crite. Bonne lecture* ! đ
*les [đż], [đ] ou [đ°] rĂ©partis dans le texte ? Cliquez dessus, ce sont des liens⊠qui vous emmĂšneront vers des complĂ©ments de lecture.
Massively parallel culture
La discussion dĂ©bute avec une bĂȘte question de vocabulaire, sur la façon dont on peut annoncer Ă ses collĂšgues quâon est en congĂ©s loin de toutes prĂ©occupations professionnelles Ă lâheure oĂč le terme âOut of Officeâ (le OoO) peut finalement signaler une pĂ©riode de tĂ©lĂ©travail [đ€]. BĂȘtement et sĂ©mantiquement.
Et puis, la discussion dĂ©raille doucement sur la culture Web. Existe-t-il une culture Web de base, une sorte de socle de vocabulaire et de connaissance qui serait le langage commun de lâensemble des personnes qui Ă©voluent dans les contrĂ©es numĂ©riques depuis suffisamment dâannĂ©es pour sây sentir autochtones ?
Vaste dĂ©bat quâon ne tranchera peut-ĂȘtre pas immĂ©diatement, mais qui mâa permis de ressortir de ma bibliothĂšque The Long Tail [đ] de Chris Anderson, ancien rĂ©dacteur en chef du magazine Wired [đ°], un texte fondateur, lĂ©gĂšrement dĂ©criĂ© depuis, de ce quâest le Net et de la façon dont il a rĂ©volutionnĂ© lâaccĂšs aux biens et Ă la connaissance.
PubliĂ© en 2006, The Long Tail est le premier bouquin a avoir formalisĂ© cette loi stipulant que vos 80% dâarticles les moins populaires pouvaient vous rapporter autant que vos 10% de top sellers. Le modĂšle mĂȘme qui pousse Amazon Ă proposer tout et nâimporte quoi, y compris une place de marchĂ© pour livres dâoccasion, ou encore qui engage Netflix Ă conserver dans son catalogue des vieux films français ou des comĂ©dies musicales indiennes.
Mais ce nâest pas ce qui mâintĂ©resse ici. Dans The Long Tail, il nây a quâun passage que jâai bookmarkĂ© dâun dĂ©licat post-it. Câest celui qui parle de GOATSE. Vous savez ce quâest GOATSE ? Mmmh ? Pour faire vite - ce nâest pas le sujet principal ici - GOATSE est un site choc datant de 1999 et affichant la photo dâun homme Ă©cartant de ses mains son anus et son rectum ( je cite la Wikipedia [đ°] ). Lâadresse du site a Ă©normĂ©ment circulĂ© sur les Internet Ă partir de 1999, comme blague, piĂšge aux nouveaux internautes, comme de nombreux autres clichĂ©s tout aussi choquant.
On a la culture potache quâon peut. ;-)
Chris Anderson raconte une anecdote autour de cette image :
In July 2005, Anil Dash, an executive at the blog technology company SixApart, âhackedâ the New York Times by wearing a T-shirt that read âGOATSEâ in a photo shoot for an otherwise innocuous article about how hard it is to change what Google says about you. Marveling over his mad skilz, I was amazed to find that almost none of my staff (and obviously no New York Times editors) knew what GOATSE refers to. [âŠ] Yet many of my geek friends drop a reference to it into their writing as a sort of shared-contexte joke.
Comment un Ă©diteur du New York Times peut-il laisser quelquâun arborer ostensiblement le mot GOATSE dans les colonnes du journal ? Pourquoi cette tenue nâest-elle pas passĂ©e Ă la censure ? Chris Anderson se lâexplique finalement trĂšs bien : GOATSE est une sous-culture.
I hadnât realized that I was part of a subcultural tribe, but apparently I was. And knowing about GOATSE appears to be one of its secret membership codes, which is what Anil was demonstrating when he cheeckily wore the word on his T-shirt in the Times shoot.
Plus loin encore, GOATSE est une sous-culture parmi dâautres. DâaprĂšs Anderson, seuls 10% de ses contacts pro et perso de lâĂ©poque connaissent GOATSE. Il interroge ces mĂȘmes contacts autour dâautre memes (le terme nâexiste pas Ă lâĂ©poque, Anderson parle de clichĂ©s) et constate⊠que seuls 10% de ses contacts connaissent Ă©galement chacun de ses clichĂ©s, mais⊠pas les mĂȘmes 10%. Chris Anderson est aux croisements de plusieurs tribus :
What does this show? It shows that my tribe is not always your tribe, even if we work together, play together, and otherwise live in the same world. Same bed, different dreams.
Et dâen conclure que la diffusion rapide de lâinformation sur le Net a provoquĂ© lâĂ©clatement de la culture de masse - comprendre celle qui Ă©tait issue des mĂ©dias de masse comme la tĂ©lĂ©vision, la radio et le cinĂ©ma - en une masse de cultures parallĂšles.
In short, weâre seeing a shift from mass culture to massively parallel culture. Whether you think of it this way or not, each of us belong to many different tribes simultaneously, often overlapping (geek culture and LEGO), often not (tennis and punk-funk).
En vrai, Chris Anderson nâinvente rien. Oui, il nây a pas UNE CULTURE - ce serait une vision bien Ă©litiste - mais une multitude de cultures qui cohabitent. Le phĂ©nomĂšne est plus flagrant encore depuis lâĂ©mergence de ce quâon appelle la POP Culture, de sa diffusion mondialisĂ©e et de la popularisation des mass-media dans les annĂ©es 1960. Fans de jazz et fans de rock se croisent peu mais peuvent avoir des idoles communes ( je ne sais pas, comme Miles Davis peut-ĂȘtre ?). Les amateurs de cinĂ©ma dâart et dâessai et ceux de blockbusters peuvent se retrouver le temps dâune sĂ©ance commune. etc.
Les mondes culturels, contrairement à ce que pourraient faire penser certains scénarios, ne sont jamais totalement isolés les uns des autres.
Mais il nây a lĂ rien de vraiment nouveau sous le soleil. La vie mondaine dĂ©crite par Marcel Proust - il faut toujours chercher des parallĂšles avec La Recherche du Temps Perdu, câest important - est dĂ©jĂ faite de ces recoupements, de ces croisements, de ses superpositions de cercles mondains, et donc culturels, mĂȘme si les acteurs de ces cercles sâen dĂ©fendent.
On repense aux moments oĂč le narrateur rĂ©alise que le monde des Guermantes et celui des Verdurin se rencontrent et sâinterpĂ©nĂštrent, et que souvent les acteurs de lâun des cercles (Charlus, Odette [đ°]âŠ) passent volontiers dans lâautre cercle.
Rien nâest unique, rien nâest isolĂ©.
Plus sérieusement, et avec moins de madeleines, on pense également aux idées de Christophe Masutti et à sa façon de ré-expliquer le concept de Village Global de Marshall McLuhan.
On a souvent imaginer le Net, concrĂ©tisation la plus poussĂ©e du Village Global, comme une agora, une place de marchĂ© sur laquelle tout le monde pourrait librement Ă©changer avec tout le monde. Christophe Masutti prĂ©fĂšre Ă cette vision de lâagora celle du village de cases [đ°]. Personne nâa lâenvie dâĂ©changer avec tout le monde, mais chacun a envie dâĂ©changer avec des personnes affinitaires, dont il se sent proche culturellement - puisque ce sont les cultures qui nous intĂ©ressent ici. Chacun a envie de trouver sa case : une case dĂ©diĂ©e Ă la politique, une case dĂ©diĂ©e Ă la science-fiction ou aux films des annĂ©es 40, ou au logiciel libreâŠ
Ces cases sont des communautĂ©s plus ou moins grandes qui fonctionnent selon leurs propres rĂšgles et crĂ©ent leur propre sous-culture. Mais qui entretiennent Ă©galement des liens avec les cases proches dâelles.
Cette vision dâun Internet-Case aide Ă comprendre Ă©normĂ©ment de choses, et notamment des concepts de collision, dâhybridation et de construction de ce quâon nommerait Ă tort la Culture-Web.
Cette Culture Web - ou plus globalement cette culture numérique - existe-t-elle réellement ? Existe-t-il une sorte de noyau commun du Net ?
Au vu de la (re)lecture de Chris Anderson et de Christophe Masutti, jâai envie de rĂ©pondre que⊠non. Dâailleurs, combien dâentre vous connaissez GOATSE avant de parcourir de billet ?
Dâabord parce que le Web nâest quâune sous-culture des cultures de masse. Nâoublions pas que le Net sâest construit dans un monde universitaire dĂ©jĂ exposĂ© Ă lâimportante culture pop des sixties. Le Net est, culturellement, un enfant du monde hippie, de la science-fiction et de la culture tĂ©lĂ©visuelle. Il faut relire les ouvrages de Fred Turner (dont le magnifique Aux sources de lâutopie numĂ©rique [đ] chez les copains de C&F Ăditions) pour comprendre cet hĂ©ritage et ne pas oublier quâune bonne partie du vocabulaire du Net nâa pas spawnĂ© naturellement dans notre bouche mais provient dâautres cultures. Qui a oubliĂ© quâon nomme Spam les mails non-dĂ©sirĂ©s Ă cause dâun sketch des Monty Pythons ?
Il faut ensuite admettre quâaujourdâhui, Ă lâheure oĂč le Net touche des milliards dâindividus, il est lui aussi devenu une pop-culture au mĂȘme titre que la TĂ©lĂ©vision, la musique ou les littĂ©ratures de genre. Le paysage dĂ©crit pas Chris Anderson en 2006 sâest dĂ©multipliĂ© et fragmentĂ© et il est de plus en plus facile de se perdre entre le vieux vocabulaire des grandes heures de lâIRC, les mĂȘmes qui circulent sur TikTok et les codes instaurĂ©s par les Ă©changes sur Fortnite. Il y a aujourdâhui autant dâInternets quâil y a de sphĂšres dâusages.
Mais plus important encore, en se propageant dans les mains de tous, le Net est devenu aujourdâhui un territoire de collisions. Le village de cases de Christophe Masutti donne rĂ©guliĂšrement naissance Ă de nouvelles cases créées par la collision de deux cultures existantes.
Un Ă©minent directeur dâagence (il se reconnaĂźtra) me racontait rĂ©cemment le premier visionnage de 2001 lâOdyssey de lâEspace de Stanley Kubrick avec son fils de 12 ans, et notamment la scĂšne de la mort de HAL [đŒ]. Attention, petit spoiler.
Au moment dâĂȘtre dĂ©sactivĂ©, lâintelligence artificielle HAL entonne une chanson enfantine - Daisy Bell [đ°]- et replonge en enfance. Cette chanson nâest pas inconnue des enfants de 12 ans, puisquâelle est devenu un meme sur le rĂ©seau TikTok [đ„]. Une des composantes donc dâune sous-culture Net dont on parlait plus haut est bel et bien lâune des composantes dâune sous-culture Pop. Une collision.
Les sous-cultures du Net sont en mutation permanente, et ne sont comme nous que le rĂ©sultant dâune somme de collisions. âI am a D.J, I am what I playâ chantait David Bowie [đż]. Collisions, memes, mash-ups, contribuent Ă lâĂ©dification dâautant de sous-cultures quâil y a de cases sur le Net, et il est difficile de prĂ©tendre que nous sommes exposĂ©s Ă la totalitĂ© dâentre elles et encore moins que certains comptent plus que dâautres. Il est encore plus difficile de penser quâil existe une culture unique, une pierre angulaire du Web⊠simplement parce que personne, au fur et Ă mesure que le rĂ©seau grandit, ne peut ĂȘtre exposĂ© Ă tout.
Lâimportant, câest la vivacitĂ© de ces cultures, et leur capacitĂ© Ă sâhybrider⊠On re-dĂ©couvre Balzac parce quâun film sort au cinĂ©ma [đ„]. La culture Punk nait, en partie, du croisement du rock et des cultures jamaĂŻquaines {đż]⊠Une culture qui ne sâhybride pas est vouĂ©e Ă lâoubli.
Et pour finir par de belles lettres, câest lâĂ©crivain belge Xavier Hanotte qui en parle mieux et de maniĂšre plus Ă©mouvante que quiconque dans De SecrĂštes Injustices [đ] de 1999 :
Car l'oubli travaille. Les hommes meurent, les noms s'effacent, les injustices s'estompent - mĂȘme et surtout les plus monstrueuses. Et chaque fois que cela se produit, c'est aussi un peu de sens qui meurt.
Jusqu'au sens des mots. Ainsi Passendale. Aujourdâhui, ce nom n'Ă©voque plus le jalon final d'une offensive dĂ©risoire, l'ocĂ©an de boue sanglante oĂč se noyaient pĂȘle-mĂȘle vivants et morts. Non, Passendale, dans l'esprit des gens, ce n'est mĂȘme plus un village...
C'est une marque de fromage.
Câest pour lutter contre cet oubli quâil nous faut accepter les collisions.
On zappe pour cette fois les liens complĂ©mentaires ? Parce que dĂ©jĂ cette news est longue, et je vous remercie si vous ĂȘtes arrivĂ©s jusque lĂ , et parce que sinon, elle ne serait jamais partie ! ;-)
Un petit mot Ă propos de lâauteur ? Je suis François Houste, consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de trĂšs courtes nouvelles de fiction qui interrogent sur la place des technologies numĂ©riques dans notre quotidien.
Merci de votre attention et Ă la prochaine fois pour parler dâautres choses !
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