đ” Capitalisme | Cybernetruc #09
Des Mythologies de Roland Barthes aux IA génératives, de la locomotive de Stephenson au Cobaye de Brett Leonard, on se penche sur ce que les IA changent dans notre perception de l'intelligence.
CYBERNETRUC! explore de maniĂšre irrĂ©guliĂšre nos imaginaires technologiques et numĂ©riques. Ă chaque billet on divague, on imagine et on nâa pas forcĂ©ment les rĂ©ponses. Vous ĂȘtes aujourdâhui un peu plus de cent-vingt Ă lire cette lettre. Bonne lecture ! đ
Des [đż], [đ] ou [đ°] ? Cliquez, ils vous emmĂšneront vers des complĂ©ments dâinformation.
đ Mythologie
Il y a quelques lectures, derniĂšrement, qui ont donnĂ© envie dâexplorer encore un peu plus loin les imaginaires de lâintelligence artificielle, et la façon dont celle-ci â et notamment ses modĂšles gĂ©nĂ©ratifs â tisse des liens avec les mythes du progrĂšs et du capitalisme. Un petit voyage qui promet dâĂȘtre riche.
Commençons donc en parlant de Mythologies. Dans un recueil de rĂ©flexion de 1957 [đ], le philosophe français Roland Barthes [đ] fait lâinventaire des mythes qui dessinent le monde petit-bourgeois de lâaprĂšs-guerre. Nous sommes alors dans une pĂ©riode de progrĂšs et de consommation. La reconstruction est derriĂšre nous, lâindustrie des loisirs (on parle du cinĂ©ma, de la musique, du catch et du Tour de France) est florissante et lâĂ©conomie est au beau fixe. Le dĂ©but des Trente Glorieuses françaises, apaisĂ© si lâon excepte les crises politiques que sont la Guerre dâAlgĂ©rie et la dĂ©colonisation, mĂ©rite bien quâon se penche sur les images qui le composent.
Câest Ă cette tĂąche que sâatĂšle donc Roland Barthes. Le long dâune cinquantaine de notices, il va dĂ©construire les images de la petite-bourgeoisie, les mythes qui façonnent son univers, entre publicitĂ© et consommation, valeur travail (đș) et loisirs, automobile et cinĂ©ma⊠Quelques-unes de ces notices sont des bijoux, comme celle Ă©voquant lâĂ©crivain en vacances, le gangster de cinĂ©ma (â[âŠ] les gangsters et les dieux ne parlent pas, ils bougent la tĂȘte, et tout sâaccomplit.â) ou le Tour de France. Mais Barthes est rĂ©ellement intriguant quand il sâatĂšle Ă dĂ©construire le discours du Poujadisme [đ], ce mouvement de dĂ©fense des classes-moyennes, clairement dâextrĂȘme-droite, nĂ© dans les annĂ©es 1950 et aux origines du Front National actuel.
Dans un note nommĂ©e Poujade et les intellectuels, il Ă©voque justement lâimage des intellectuels â comprendre universitaires, scientifiques, chercheurs⊠parisiens surtout â en opposition au monde des artisans, des ouvriers, du bon sens provincial. Mises en exergue de Barthes lui-mĂȘme.
Comme tout ĂȘtre mythique, lâintellectuel participe dâun thĂšme gĂ©nĂ©ral, dâune substance : lâair, câest Ă dire (bien que ce soit lĂ une identitĂ© peu scientifique) le vide. SupĂ©rieur, lâintellectuel plane, il ne « colle » pas Ă la rĂ©alitĂ© (la rĂ©alitĂ©, câest Ă©videmment la terre, mythe ambigu qui signifie Ă la fois la race, la ruralitĂ©, la province, le bon sens, lâobscur innombrable, etc.). Un restaurateur, qui reçoit rĂ©guliĂšrement des intellectuels, les appelle des « hĂ©licoptĂšres», image dĂ©prĂ©ciative qui retire au survol la puissance virile de lâavion [âŠ]
La suite Ă©graine sur quelques pages les clichĂ©s qui habillent lâintellectuel pour la petite-bourgeoisie : le vide, une non-production tangible, un trop plein de rĂ©flexion lĂ oĂč le bon sens suffit, lâĂ©loignement des racines paysannes, voire la mauvaise apparence physique de lâintellectuel chĂ©tif et maladif. Une pensĂ©e qui marque encore Ă©normĂ©ment le paysage politique et sociologique français. Un mythe.
đ ApartĂ© personnel : quand je rencontrais pour la premiĂšre fois mon futur beau-pĂšre, il y a de cela presque 25, celui-ci me demanda tout naturellement quel Ă©tait mon mĂ©tier. Sa conclusion, simple et sans mĂ©chancetĂ©, a alors Ă©tĂ© que je âne produisais rienâ.
Cette image de lâintellectuel existe bien entendu partout dans les sociĂ©tĂ©s occidentales. On la retrouvera dans la dĂ©fiance envers le corps mĂ©dical lors de lâĂ©pidĂ©mie de Covid-19 de 2020. On la trouvera Ă©galement dans la science-fiction. Un roman comme LâHolocauste de James Edwin Gunn [đ] (1972) Ă©voque par exemple lâĂ©mergence dâun gouvernement amĂ©ricain chassant les scientifiques et brĂ»lant les universitĂ©s. Toute ressemblance, etc.
â ProgrĂšs
Mais quel rapport entre Roland Barthes et le thĂšme de lâintelligence artificielle qui nous occupe depuis quelques mois ? On va y venir.
Lâintelligence artificielle, telle quâelle est portĂ©e par Open.AI [đ] et dâautres sociĂ©tĂ©s comme Microsoft ou Google, est le dernier ersatz du progrĂšs. Ce mythe qui veut, depuis le XIXe siĂšcle, que la recherche scientifique â ou plutĂŽt technique â soit au service du bonheur humain, via lâaccroissement des richesses et lâamĂ©lioration de la performance.
đ ApartĂ© : On pourrait dâailleurs pousser lâanalyse plus loin en invoquant le positivisme [đ] et le longtermisme dont Elon Musk â fervent supporter de lâIA â est aujourdâhui lâun des reprĂ©sentant le plus emblĂ©matique [đ]. Mais cet article est dĂ©jĂ bien long.
On pourrait ainsi Ă©tablir un trĂšs beau parallĂšle entre la premiĂšre dĂ©monstration de la Rocket de Stephenson [đ], la premiĂšre locomotive Ă vapeur construite en 1829 et les dĂ©monstrations des I.A. gĂ©nĂ©ratives comme MidJourney [đ»] et ChatGPT [đ»] qui pullulent sur le net depuis quelques mois.
ChatGPT, comme The Rocket, est une dĂ©monstration technologique visant Ă prouver quâune machine peut trĂšs bien faire le mĂȘme travail quâun ĂȘtre humain : câest Ă dire dans son cas, produire des idĂ©es, argumenter, discourir, produire du texte. ChatGPT tend dâailleurs, comme The Rocket mis en concurrence avec la force animale du cheval, Ă prouver quâelle peut faire mieux quâun ĂȘtre humain. Ou en tout cas, plus rapidement, plus efficacement.
Imiter lâhomme, pour ensuite mieux le soulager de son fardeau quotidien remplacer, câest tout lâenjeu de la technologie depuis plus de deux siĂšcles. Depuis les chaĂźnes de montage des usines [đ„] jusquâaux tests dâintelligence imaginĂ©s par Alan Turing (oui, on en revient toujours lĂ , voire đ§ Intelligence, notre article dâil y a quelques semaines).
La logique de lâinformatique, depuis les cartes perforĂ©es dâHerman Hollerith [đ], a toujours Ă©tĂ© de rĂ©ussir Ă copier le fonctionnement du cerveau humain.
đą MathĂ©matiques
Est-ce que ChatGPT y parvient ?
Non⊠simplement parce que, comme nous lâexpliquons depuis quelques mois, le fonctionnement du cerveau humain nâest pas âaccessibleâ de lâextĂ©rieur, et donc non duplicable. ChatGPT peut donc copier la production du cerveau humain, mais non pas ses rouages, son algorithme. Comme le disait Alan Turing [đ°] : âthe only way by which one could be sure that a machine thinks is to be the machine and to feel oneself thinking.â (voir đ Vocabulaire)
Nul ne peut connaßtre le fonctionnement interne de la pensée.
Alors ChatGPT dĂ©place le problĂšme⊠et câest lĂ que nous pouvons en revenir Ă Roland Barthes. ChatGPT, MidJourney et leurs comparses dĂ©construisent simplement le mythe de lâintellectuel exposĂ© plus haut, voire le mythe de lâintelligence.
Si la production dâune intelligence artificielle, dâun robot⊠dâun programme informatique, peut concurrencer celle dâun intellectuel, alors ce dernier devient un producteur comme un autre. Il nâest plus supĂ©rieur Ă lâouvrier, puisque son travail devient automatisable de la mĂȘme façon. Ce travail devient mĂȘme accessible Ă nâimporte qui maĂźtrisant un peu les techniques de prompts. TransposĂ© Ă la logique de Turing, nous pourrions envisager quâun individu manipulant une I.A. gĂ©nĂ©rative peut prĂ©tendre rĂ©ussir nâimporte quel test dâintelligence [đ„] et entrer en compĂ©tition avec ces intellectuels tant honnis.
Lâintellectuel inutile de Poujade â car dĂ©connectĂ© des rĂ©alitĂ©s â devient Ă lâĂšre des intelligences artificielles doublement inutile : son travail nâa pas de sens, mais il est dĂ©sormais remplaçable, automatisable⊠chiffrable.
đ ApartĂ© : On se penchera Ă lâoccasion sur la question de la mesure et la façon dont elle a contribuĂ© au mythe du progrĂšs, entre GrĂšce antique et RĂ©volution Française. Ăa reparlera de Michel Foucault et du systĂšme mĂ©trique international [đ].
đ” Capitalisme
Et câest ici que la logique des I.A. prend tout son sens.
Les tĂąches intellectuelles, abstraites et non mesurables depuis toujours, sont dĂ©sormais comparables. Si lâon ne peut toujours pas prĂ©tendre Ă la comprĂ©hension des rouages internes du cerveau, nous avons dĂ©sormais un Ă©quivalent machine de sa capacitĂ© de production : tel texte demande autant de cycles-machine, telle image autant de temps de calcul, tel niveau de sophistication de pensĂ©e tel investissement de recherche et dĂ©veloppement (et tel volume de main dâoeuvre bon marchĂ© [đ°] pour son apprentissage).
Lâintelligence devient chiffrable, rĂ©ductible au chiffre. Un investissement, un temps passĂ©, une valeur. Lâintelligence, voire la crĂ©ation, qui depuis les philosophes grecs Ă©taient le prĂ©-carrĂ© de la nature humaine, devient une matiĂšre chiffrable et donc facilement monĂ©tisable.
Les intelligences artificielles gĂ©nĂ©ratives viennent de faire entrer, thĂ©oriquement, lâintelligence humaine dans lâĂšre de la concurrence.
Le capitalisme est désormais entré dans notre cerveau.
Je vous laisse gamberger lĂ -dessus ?
Un petit mot Ă propos de lâauteur ?
François Houste est consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de trÚs courtes nouvelles qui interrogent sur la place des technologies numériques dans notre quotidien.
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