📚 Vocabulaire | Cybernetruc #06
Cybernetruc, nouvel opus. Où l'on invoque Alan Turing et des dauphins, des chats et des chats, pour savoir s'il est légitime d'utiliser le terme Intelligence pour désigner un programme informatique.
CYBERNETRUC! explore de manière irrégulière nos imaginaires technologiques et numériques. À chaque billet on divague, on imagine et on n’a pas forcément les réponses. Vous êtes maintenant presque cent-vingt à suivre cette aventure. Bonne lecture ! 😉
Des [💿], [📗] ou [📰] ? Cliquez, ils vous emmèneront vers des compléments d’information.
📚 Vocabulaire
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » disait Albert Camus [📗] en 1944. Autant donc se pencher cette fois sur une question de… vocabulaire. Une intelligence artificielle est-elle réellement une « intelligence artificielle » ? Est-il légitime de nommer un programme informatique de cette façon ?
On récapitule deux-trois choses avant de commencer à répondre…
Retour tout d’abord sur Alan Turing, puisque son article Computing Machinery and Intelligence [📰] de 1950 est l’une des bases de l’ensemble des réflexions que l’on mène ici depuis quelques mois (on en parlait surtout dans… 🧠 Intelligence). Turing y oppose les notions d’Intelligence et de Conscience et revient sur l’une des arguments qui peut être présenté contre son test : Il est impossible de savoir si une machine pense sans être soi-même à l’intérieur de cette machine et d’en connaître les rouages intimes (mise en exergue du texte par Alan Turing lui-même) :
According to the most extreme form of this view the only way by which one could be sure that a machine thinks is to be the machine and to feel oneself thinking. One could then describe these feelings to the world, but of course no one would be justified in taking any notice. Likewise according to this view the only way to know that a man thinks is to be that particular man.
Turing se sert d’ailleurs de ce contre-argument pour valider son test : si l’on ne peut prouver l’intelligence par la seule perception, alors je ne peux pas savoir si un autre être humain – toi, ami lecteur, ou toi, Président de la République – est réellement intelligent. Et je peux statuer que tous, à l’exception de moi, sont dénués d’intelligence. Position extrême. Et indéfendable. Puisqu’il faut bien reconnaître que certaines personnes en dehors de nous-même sont intelligentes. Et que nous acceptons leur intelligence sur la base de la perception que nous en avons…
Donc… pourquoi ne pas accepter l’intelligence d’un robot sur la base de cette perception extérieure ? Après tout, c’est… logique.
🐱 Anthropomorphisme
Et c’est finalement ce que nous faisons déjà au quotidien. Avec les bébés – « Oh, qu’il a l’air intelligent cet enfant ! » – ou mieux encore avec animaux. Finalement, à chaque fois que vous vous émerveillez devant les prouesses de votre chat ou de votre chien, vous ne faites rien d’autre que leur valider un mini-test de Turing. De juger de leur intelligence sur la seule perception que vous en avez.
Et sur quoi nous basons-nous donc pour savoir si le chat de la voisine est intelligent ou non, quand il ouvre seul une porte ? Un indice dans le nom du test proposé par Alan Turing : Imitation Game. Voilà, sur la ressemblance entre le raisonnement de notre cobaye – le chat – et le raisonnement dont nous sommes nous-même capable. Avec le raisonnement humain.
Avec les “intelligences artificielles” qui fleurissent depuis quelques années sur le Net, c’est la même chose : nous ne cherchons pas l’intelligence mais nous cherchons l’anthropomorphisme. La capacité d’un programme informatique à imiter les comportements humains.
Toujours Turing.
Sauf que ?
🔢 Algorithme
Connaissez-vous la légende des dauphins de la Marine soviétique ? Cette vieille histoire voudrait que les soldats de la marine russe, dans les années 1960, aient voulu entrainer des dauphins à déposer des mines sous les navires ennemis. Seulement voilà, l’expérience tourna trop bien et les dauphins réussirent leur mission avec une logique… que leurs coachs humains ne parvinrent pas à comprendre. Effrayés par ce résultat mettant en évidence une forme d’intelligence qu’on pourrait qualifier de non-humaine, la Marine soviétique abandonna l’idée d’employer plus loin les dauphins.
Tout cela est une légende, même si l’utilisation des dauphins à des fins militaires est bien réelle, aussi bien aux États-Unis depuis la Guerre Froide [📰] qu’en Russie au cours du conflit avec l’Ukraine [📰].
Mais aujourd’hui, deux choses différencient les intelligences artificielles des légendaires dauphins russes. Tout d’abord, celles-ci ne nous ont jamais réellement affiché une logique que nous ne pourrions comprendre. Même quand elle invente soi-disant un autre langage pour dialoguer avec une autre intelligence artificielle [📰], et même quand elle devient raciste [📰], la logique de ces actions a toujours été parfaitement compréhensible, ou à défaut sa manipulation par les humains rapidement mise au jour.
Mais l’autre différence avec l’intelligence des dauphins, c’est que nous pouvons entrer à l’intérieur des intelligences artificielles. Pour reprendre la défense d’Alan Turing, nous pouvons être une intelligence artificielle nous-même dans la mesure où les algorithmes qui la peuplent sont conçus par des humains. Loin de la boîte noire, l’intelligence artificielle est démontable, démontrable… et son fonctionnement peut être expliqué à la fois par les données avec lesquelles elle est nourrie et par les algorithmes avec lesquels elle traite ces données. L’intelligence artificielle est une mécanique dont on peut comprendre les rouages. Un programme informatique, souvent extrêmement complexe, mais dont la logique a été conçue par un humain et dans laquelle nous pouvons naviguer.
Seulement voilà. Question de vocabulaire et de marketing, il est bien moins sexy de parler de Programme informatique que d’Intelligence artificielle lorsque l’on veut vanter les mérites d’une innovation. Le mot Intelligence artificielle est lui-même associé à un imaginaire qui permet de le détacher du vulgaire quotidien de l’informatique. Le mot Intelligence artificielle est lui-même une boîte-noire (voir 🎩 Illusion).
Et c’est vrai : parler de Programme informatique fait bien moins rêver :
Mais si on y perd en imaginaire, on y gagne peut-être un peu en clarté.
☝ Opinions
L’intelligence artificielle mérite-t-elle donc de se nommer Intelligence artificielle ?
Le débat est de toute façon insoluble entre les gourous de la singularité et les sceptiques du numérique. Alors, pour se faire une idée, et pour ne pas éterniser la discussion, je laisse plutôt deux opinions s’affronter ici.
La première est issue du Dictionnaire Larousse de l’Informatique [📕], sous la direction de Pierre Morvan, dans son édition de 1981. Voici l’introduction de la définition qu’il donne du terme Intelligence artificielle :
Intelligence artificielle n. f. (angl. artificial intelligence). Ensemble de techniques utilisées pour essayer de réaliser des automates adoptant une démarque proche de la pensée humaine.
Parler d’intelligence artificielle constitue, en fait, un abus de langage, puisque l’automate est basé sur un modèle (un ou plusieurs algorithmes) qui réagit uniquement suivant les stratégies préétablies. […]
La seconde provient d’une intelligence artificielle elle-même. Que se passe-t-il si l’on demande à Chat GPT [🤖] si le terme Intelligence est approprié pour le définir :
Vous voyez, les avis divergent.
Je vous laisse gamberger là-dessus ?
Un petit mot à propos de l’auteur ?
François Houste est consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de très courtes nouvelles qui interrogent sur la place des technologies numériques dans notre quotidien.
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Merci de votre attention et à la prochaine fois pour parler d’autres choses !