🔢 On peut débattre de tout, sauf des chiffres*
*air connu. Où cette fois on parle du Chili, de cybernétique, de James Bond, de Rod Stewart, de l'espace et toujours un peu de Facebook. C'est Virtuel(s), opus #9.
Virtuel(s) explore, de manière irrégulière, les imaginaires et notre relation au numérique. À chaque billet, on réfléchit, on imagine et on n’a pas forcément de réponses. Vous êtes aujourd’hui presque une quarantaine à suivre cette aventure écrite. Bonne lecture* ! 😉
*les [💿], [📗] ou [📰] répartis dans le texte ? Cliquez dessus, ce sont des liens… qui vous emmèneront vers des compléments de lecture.
Cybernétique
L’écran de contrôle central de la crèche permettait de suivre en permanence l’humeur des enfants qui y étaient gardés. Et ce matin, ils n’avaient pas spécialement l’air heureux…
« Ajoutez plus de jouets ! » commanda la surveillante en chef.
[📼]
Santiago du Chili. Novembre 1972. On installe dans une des salles de la Compagnie Nationale de Télécommunications sept sièges en fibre de verre et différents écrans de contrôle dont le design n’est pas sans rappeler les séries de science-fiction américaines qui hantent alors les écrans du monde entier. Cette salle, ou plutôt son image ⬆, c’est tout ce qu’il reste du projet Cybersyn, qui mérite bien qu’on s’y arrête quelques instants.
Cybersyn, c’est une tentative de pilotage centralisé de l’économie, à l’échelle d’un pays entier. C’est la première, et sans doute la seule, mise en application concrète de la théorie de la cybernétique à l’échelle d’une société.
Si l’on devait résumer très succinctement le fonctionnement de Cybersyn, on procéderait sans doute de la façon suivante. Cybersyn repose, physiquement, sur un réseau de Telex - un système de communication à distance datant des années 30 - disséminé dans les principaux lieux de production du pays. Grâce à ce réseau, les centres de production les plus stratégiques - nationalisées par le gouvernement de Salvador Allende, arrivé au pouvoir en 1970 - peuvent communiquer au quotidien leur chiffres de production à un ministère central de l’industrie. En fonction de ces chiffres, les membres de gouvernement peuvent réagir en direct en redéfinissant les objectifs de production de chaque usine. Ce fonctionnement théorique devait permettre un pilotage rapide et efficace de l’économie.
Dans une version rêvée, Cybersyn se voyait complété d’un réseau Cyberfolk. Un réseau installé cette fois chez les habitants du pays - à la façon d’un boîtier d’Audimat pour ceux à qui l’objet évoque encore quelque chose - et permettant de faire remonter en direct, toujours, l’opinion du peuple sur une décision ou son niveau de satisfaction. Le pilotage de la société par la force des chiffres [📕].
Cybersyn ne sera en réalité jamais opérationnel. La salle de contrôle du système est donc inaugurée en novembre 1972. Le président Allende y fait une visite officielle en décembre. Les grèves à succession qui secouent le pays à partir de cette période empêchent tout déploiement réel du dispositif. Le coup d’état de septembre 1973, et le bombardement du palais présidentiel, mettent un coup final à l’expérience. La salle de commande est d’ailleurs détruite à cette occasion.
Ce dispositif révolutionnaire, imaginé par le cybernéticien anglais Anthony Stafford Beer ⬆ - aidé du designer allemand Gui Bonsiepe - est donc une application concrète des théories de la cybernétique. On aimerait définir rapidement ces théories, mais la fiche Wikipedia qui en parle [📰] est très bavarde, et complète, sur le sujet.
Si je tente un raccourcissement, la cybernétique entend utiliser les systèmes informatiques naissant - nous avons remonté le temps à la fin des années 1940 / début des années 1950 - pour rassembler un maximum d’information sur le monde, y appliquer des actions - des ordres, des changements - et mesurer la réaction qui en découle. Et faire évoluer une situation donnée, ainsi, une action après l’autre, une réaction après l’autre, une mesure après l’autre.
Cybernétique vient du grec kubernân, gouverner, piloter. La cybernétique, c’est donc la science du pilotage, de la navigation [💿].
Sa première mise en application sera dans le domaine militaire. À l’heure où les Etats-Unis cherchent à prévenir une attaque surprise des Soviétiques, la cybernétique assistera à la conception d’un modèle de stations-radars disséminé sur tout le pays et à concevoir les réactions armées face à une attaque aérienne ennemie.
La cybernétique hantera toute la science-fiction des années 1950, jusqu’à cette trace ultime dans le premier recueil des Robots d’Issac Asimov. Dans un récit final - The Evitable Conflict [📗] - l’auteur détaille comment un ordinateur central contrôle désormais les relations et les actions humaines, parfois pour le pire mais souvent pour le meilleur.
Dites plutôt quelle merveille ! Pensez que désormais et pour toujours les conflits sont devenus évitables. Dorénavant seules les Machines sont inévitables !
Faire le bien de l’humanité malgré elle, voilà le but ultime de la cybernétique.
Et plus loin, on peut également considérer le célèbre HAL du 2001 L’Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick comme une machine cybernétique. Peut-être même sa première incarnation maligne [📼]. En 1968, alors que la guerre du Viet Nam s’enlise et que la contestation contre le complexe militaro-industriel bat son plein dans la jeunesse, 2001 sera peut-être la première fiction à faire douter des robots. Et donc… de la cybernétique.
Mais où atterrit-on avec cette histoire de Chili, de robots et d’espace ?
La cybernétique est héritière des prémisses de l’informatique et donc du langage binaire qui la structure. La cybernétique, c’est la réduction de tout état, de toute action, de toute réaction - rétroaction - à une simple somme de chiffres. L’informatisation du monde rend la cybernétique très actuelle même si le mot a disparu de notre vocabulaire. Comme Monsieur Jourdain fait de la prose, nous faisons de la cybernétique sans le savoir [📕].
À en croire certains, et non des moindres, nous sommes désormais réductibles à un ensemble de chiffres. On peut mettre dans le même tonneau sans fond la tendance au Quantified Self - cette manie que nous avons presque tous de compter nos pas, nos calories, nos emails non-lus, nos amis, nos likes et nos heures de sommeil [📰] - et le cynisme avec lequel les équipes projet de Facebook accueillent les dernières statistiques sur la dépression des adolescentes [📰].
Piloter son régime alimentaire en fonction des données d’une application pour smartphone qui traque à la fois les calories, les allergènes et les arômes opaques - même s’il manque un autre retour chiffré que celui de la balance - c’est quelque part un héritage de la cybernétique.
Poster un récit antivax pour espérer voir augmenter l’engagement de ses posts sur Instagram [📰], c’est malsain mais c’est également un comportement hérité de la cybernétique.
Clamer que l’on peut débattre de tout, sauf des chiffres, et que ceux-ci font loi et justifient le bien fondé de n’importe quelle décision politique et/ou sanitaire (que je ne remet pas en cause, ici, ce n’est pas le sujet), c’est encore une fois un héritage de la cybernétique et de la réduction du monde aux chiffres.
Vous voyez ? L’héritage de la cybernétique - par le truchement de l’ordinateur roi et forcément de la promesse de l’intelligence artificielle [📰] - est partout autour de nous et pilote à la fois notre quotidien (nos vies connectées) et notre environnement.
Mais peut-on tout réduire à une suite de chiffre et à une boucle de rétroaction ?
Une reductio ad numeros si on me permet du mauvais latin. (corrigez-moi, les lettrés, au passage)
Deux choses sont certaines en tout cas.
La première c’est que l’on peut quasiment tout mesurer. Ou qu’en tout cas on imaginer qu’on peut. Les smartphones mesurent notre rythme cardiaque et nos quantités de pas, les réseaux sociaux mesurent nos vitesses de réaction et nos scores d’affinité, les objets connectés mesurent les mouvements, les températures, les usures et les degrés de pollution, les satellites mesurent les mouvements terrestres et les impacts atmosphériques et climatiques de l’activité humaine. Tout se mesure ou presque.
La seconde, c’est que cette mesure aide à la connaissance et à la compréhension du monde. Sans mesure, sans chiffre, sans mathématique, pas de science, pas de théorisation, pas de théorie et très peu d’explication. Croire en la science, c’est forcément croire aux chiffres.
(désolé, la blague était trop tentante [📼])
Mais tout est-il solvable dans les chiffres ? Et ne doit-on plus imaginer les choses que par les chiffres ? C’est en fait là que tout devient plus compliqué…
Cynthia Fleury, philosophe, évoquait il y a quelques jours sur France Inter l’épuisement que provoque la société du chiffre [📰].
Nous sommes à la fin d'un rouleau compresseur [...] une idée qu'il y a une seule manière de faire performance dans ce monde, c'est le quantitatif.
Beaucoup des discussions autour de la crise écologique et d’un recentrement forcé de notre culture et mode de vie vont dans ce sens également : la société de la performance a la peau dure - le Capitalisme triomphe de tout, comme l’Allemagne au football - mais il semble évident qu’il ne peut être la réponse globale aux défis qui arrivent.
Mais cette société a les chiffres avec elle.
La vraie question, c’est peut-on sortir d’une société guidée par des modèles mathématiques, par la croyance que tout se modélise et s’analyse, par le mythe de la mesure ? Peut-on sortir de 60 années d’informatisation et de cybernétique ?
Peut-on ré-injecter de l’irrationnel dans notre société ?
De l’imaginaire ?
On complète avec quelques bricoles trouvées çà et là sur le Net ?
Trois petits liens de plus pour alimenter votre vision du monde numérique…
🥽 C’est, en tout cas sur la sphère digitale française, ce que vous lirez de plus complet sur l’avènement du Métavers et son impact sur le monde des médias et de la publicité. C’est dans La Réclame et c’est ici : https://lareclame.fr/dossier-metaverse-254865
📈 Dans l’un des derniers numéros de Climax - la newsletter plus chaude que le climat - on trouve plein d’infos comme d’habitude, mais on trouve surtout une petite histoire de la notion de PIB et du pourquoi il est devenu central à nos politiques actuels jusqu’à devenir l’alpha et l’oméga de toute décision publique. On y apprend notamment que Robert Kennedy disait, avec une certaine poésie, que “le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue”. On s’y demande également s’il ne serait pas temps de changer de boussole.
🧷 Merde, il y a des gens qui ont imaginé un GiscardPunk !
Et pour finir, un peu de lecture et de musique ?
📖 Metal Hurlant revient dans les kiosque après au moins tout ça d’absence. Le magazine qui a introduit la culture SF en France dans les années 1970 se penche, pour ce premier numéro de sa nouvelle formule, sur notre futur proche et sur les dystopies du Cyberpunk. C’est riche de quelques analyses, bondé de pas mal de bandes-dessinées, nourri de beaucoup d’inspirations. Certains regretterons qu’on illustrant la technologie de notre quotidien, Metal Hurlant ait perdu les aspirations métaphysiques de sa première incarnation hippie. Certes. Ce reste tout de même un excellent kif !
💿 Chiffres ? Ordinateur ? Kraftwerk. The Man Machine.
📼 Pressé par l’enthousiasme de la publication, j’ai totalement oublié la semaine dernière de commenter la photo qui accompagnait le billet Les 5 étapes de Facebook… Les amoureux du cinéma auront reconnu Frank Sinatra et Kim Novak dans L’Homme au Bras d’Or d’Otto Preminger. L’histoire d’un batteur de jazz accroc à la cocaïne… comme nous le sommes aux réseaux sociaux.
Un petit mot à propos de l’auteur ? Je suis François Houste, consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de très courtes nouvelles de fiction qui interrogent sur la place des technologies numériques dans notre quotidien.
Merci de votre attention et à la prochaine fois pour parler d’autres choses !
PS1. Si vous avez aimé cette première expérience, n’hésitez pas à la partager sur les réseaux sociaux ou avec vos contacts :
PS2. Et si vous êtes venu via ces mêmes réseaux sociaux ou via un partage… n’hésitez pas à vous abonner pour recevoir le prochain billet :
✓
À la prochaine !