🤣 Rire | Cybernetruc #10
#IA, ép. 10. Cette fois, on se demande si une intelligence artificielle peut rire. Ou faire rire. Ou rire avec nous. Et on invoque pour cela Bergson, Star Wars, Terminator, Alain Degreff et d'autres.
CYBERNETRUC! explore de manière irrégulière nos imaginaires technologiques et numériques. À chaque billet on divague, on imagine et on n’a pas forcément les réponses. Vous êtes aujourd’hui un peu plus de cent-vingt à lire cette lettre. Bonne lecture ! 😉
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🕴 Homme
Et si on se posait la question du rire dans notre exploration du monde de l’intelligence artificielle ? L’intelligence est bien entendu ce qui différencie l’humain de l’animal – ok, pas toujours – mais le Rire est, d’après la maxime, le propre de l’homme [📄].
Alors, peut-on rire de l’intelligence artificielle ? Peut-on rire avec l’intelligence artificielle ? Et l’intelligence artificielle peut-elle, elle, se rire de nous ? Sacré panorama.
Le plus simple pour démarrer, c’est de savoir si une intelligence artificielle – terme que je prends toujours au sens marketing – est capable de comprendre l’humour. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que depuis l’ouverture de ChatGPT [💻], les expériences pour faire comprendre à celui-ci la notion d’humour ont été nombreuses. Très nombreuses.
Elles vont de la blague pour enfant
au calembour racé et sophistiqué :
En passant par la déconstruction et l’explication d’une blague honteusement scatologique (lisez jusqu’au bout) [🐤].
Bref.
Il est compliqué de faire comprendre à une plateforme comme ChatGPT l’humour, simplement parce que l’humour verbal repose sur des codes auditifs (les sonorités, les jeux de mot) ou culturels qui ne font tout simplement pas partie des enseignements de la plateforme. Et parce que l’absurde, on le verra plus loin, est très difficilement réductible à un algorithme.
Mais alors ? Peut-on rire, se moquer, d’une intelligence artificielle ? Pour tracer un brouillon de réponse, on va faire appel au philosophe Henri Bergson [📄].
⚙ Machine
Tout philosophe qu’il fut, Bergson a consacré en 1900 un essai complet au rire [📕], au comique, à leurs significations et à leurs mécaniques. Il y détaille plusieurs formes d’humour et tente d’expliquer ce qui rend cet humour drôle [📺].
Parmi l’ensemble de ces explorations, il y en a une qui concerne Le comique des mouvements. Bergson énonce la loi qui régit ce comique :
Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique.
À partir du moment où un corps, ou un esprit, n’a plus le naturel propre à l’humain et devient comparable à un objet, le rire est là. La répétition peut-être l’un des facteurs de cette conversion mécanique :
Voici par exemple, chez un orateur, le geste, qui rivalise avec la parole. Jaloux de la parole, le geste court derrière la pensée et demande, lui aussi, à servir d’interprète. Soit ; mais qu’il s’astreigne alors à suivre la pensée dans le détail de ses évolutions. […] Que le geste s’anime donc comme elle ! Qu’il accepte la loi fondamentale de la vie, qui est de ne se répéter jamais ! Mais voici qu’un certain mouvement du bras ou de la tête, toujours le même, me paraît revenir périodiquement. Si je le remarque, s’il suffit à me distraire, si je l’attends au passage et s’il arrive quand je l’attends, involontairement je rirai. Pourquoi ? Parce que j’ai maintenant devant moi ne mécanique qui fonctionne automatiquement? Ce n’est plus de la vie, c’est de l’automatisme installé dans la vie et imitant la vie. C’est du comique.
Mais pour Bergson, la raison va plus loin que le simple automatisme et la simple répétition. Ce qui se joue derrière ce comique de mouvement, ce qui fait réellement rire, c’est la transformation de l’être humain en “objet”. Bergson prend exemple d’un spectacle de cirque qu’il a vu enfant et dans lequel les clowns traversaient la piste, se percutaient les uns les autres, se relevaient et se percutaient à nouveau. Dans l’esprit du spectateur, les clowns, au-delà de leur grimage, n’étaient plus des êtres humains mais étaient devenus des ballons de caoutchouc projetés les uns contre les autres.
Se transformant en objet, l’humain devient drôle. Fait rire.
Et il faut bien donner raison à Bergson et reconnaître que les exemples sont nombreux. Du travail à la chaîne qu’exécute Charlot dans Les Temps Modernes [🎥] (1936) à l’Inspecteur Kemp dans le Young Frankenstein de Mel Brooks [🎥] (1974).
L’humain qui devient robot fait rire.
Mais le robot qui se rêve humain fait-il rire lui aussi ?
🤖 Robot
De robots qui s’imaginent humains, la science-fiction en regorge. Mais quels sont ceux qui nous font rire ? Et avant tout qu’attendons-nous d’une intelligence artificielle, d’un robot de fiction ?
Pour reprendre quelques-uns des mots de Bergson, un robot est un automatisme, une machine dont le comportement doit être parfaitement logique et parfois – souvent – répétitif. L’empilement des cubes de déchets de Wall-E [🎥] tient du comportement normal d’un robot et n’a rien de risible – on y reviendra.
On attend du robot, de l’intelligence artificielle, qu’il effectue la tâche pour laquelle il est programmé, tâche qui est souvent ambitieuse, de manière parfaite. Et donc, ce qui avec les robots crée le décalage, et parfois le rire, c’est en fait l’imperfection.
On n’en oublie pas pour autant que le robot est un robot, on découvre simplement qu’il est inadapté au monde qui l’entoure. Incapable de se confronter à son irrationalité. Ce sont par exemple les failles d’un androïde policier incapable de prévoir les conséquences de ses actes dans Holmes et Yoyo [📺] – la première confrontation à un robot de bien des personnes de ma génération. Ce sont aussi les déboires de communication de C-3PO, pourtant le robot de protocole le plus évolué de sa génération, dans Star Wars [🎥].
Et pour clôturer une galerie d’exemples qui pourrait se prolonger à l’infini, c’est ce moment dans le Terminator 2 de James Cameron où le T-1000, machine à tuer parfaite, oublie que le pistolet qu’il tient à la main ne se liquéfie pas comme lui et le cogne aux grilles de l’institut psychiatrique [🎥]. Le seul moment du film où ce robot-tueur fait finalement… sourire.
Car quand le robot est parfait, il ennuie. Et quand le robot devient trop humain… il effraie ou émeut. Il effraie comme HAL-9000 et sa logique implacable, très humaine, comme les réplicants de Blade Runner prêts à tout pour vivre comme les hommes. Ou il émeut comme Wall-E qui collectionne les souvenirs et tombe amoureux. Ou comme le petit garçon du A.I. Intelligence artificielle de Steven Spielberg, tellement humain qu’il ignore lui-même sa nature de robot.
C’est le robot imparfait, celui qui s’écarte de la promesse qui nous en est faite, qui nous fait finalement rire. Et c’est exactement pour cela que les dialogues absurdes que nous entretenons avec un ChatGPT [🐤] sont si drôles. Parce qu’ils vont à rebours de la promesse marketing du programme de nous fournir un alter-ego de discussion, un sparing partner pour nos réflexions, un miroir qui serait capable de réfléchir comme nous. ChatGPT est ridicule, et c’est en partie ce qui fait son succès foudroyant. Un peu comme ces vidéos de robots fabricants de hot-dog qui échouent deviennent virales [📹].
🐑 Humour
Reste à se demander si une intelligence artificielle serait capable de nous faire rire volontairement. Et là, eh bien… c’est plus compliqué.
Les quelques tentatives d’humour de ChatGPT (encore lui) zigzaguent entre l’étrange et le gênant [🐤]. Parce que, tout d’abord, et malgré les promesses alléchantes d’OpenAI, ce programme informatique n’a pas été conçu pour être drôle mais pour simplement simuler le langage et l’argumentation humaine. Faire de l’humour va bien entendu au-delà de la simple manipulation de langage.
C’est à la fois une subtile question de décalage – sortir d’une situation initiale normale – et de liens – trouver les passerelles entre cette situation initiale et celle, cible, sur laquelle reposera le comique. C’est une question de références culturelles ténues et d’absurde. Et on l’a vu : tout d’abord une I.A. ne peut pas créer réellement de liens culturels - parce qu’elle ne possède pas de lecture subjective, inédite, du monde (voir 🔗 Liens, partagé il y a quelques semaines) et qu’elle est donc incapable de créer des relations entre des éléments au-delà d’un corpus établi, voire universel. Mais dans l’humour, c’est bien souvent l’inédit de ce lien, ou son étroitesse, qui provoque le rire. On ne peut demander aujourd’hui à ChatGPT de créer un lien sur une homonymie, une ambiguïté de sens – pour ne prendre que le domaine des jeux de mots. Il n’a pas été conçu pour cela.
Il lui manque donc l’absurde. Gageons d’abord que celui-ci n’est pas transformable en algorithme – même si cela ferait un bon départ pour une nouvelle fantastique. Mais surtout, l’absurde découle de l’étroitesse du lien, qu’il s’agisse d’un jeu de mot ou d’un décalage de situation [🎥]. Les tentatives d’absurde des I.A. ne révèlent elles qu’un lien rompu, incompréhensible.
Quand l’I.A. nous fait rire, ce n’est donc jamais volontairement, mais toujours à ses dépend. Par décalage entre sa promesse de perfection et l’aspect bancal de ses dialogues.
Mais après tout, c’est peut-être déjà un talent.
Je vous laisse gamberger là-dessus ?
Un petit mot à propos de l’auteur ?
François Houste est consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de très courtes nouvelles qui interrogent sur la place des technologies numériques dans notre quotidien.
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