đLiens | Cybernetruc #07
On parle de liens. On invoque Proust, Aristote, Descartes (un peu), Pierre LĂ©vy et Duran Duran pour continuer Ă explorer la question : l'intelligence artificielle est-elle vraiment une intelligence ?
CYBERNETRUC! explore de maniĂšre irrĂ©guliĂšre nos imaginaires technologiques et numĂ©riques. Ă chaque billet on divague, on imagine et on nâa pas forcĂ©ment les rĂ©ponses. Vous ĂȘtes dĂ©sormais cent-vingt Ă suivre cette aventure. Bonne lecture ! đ
Des [đż], [đ] ou [đ°] ? Cliquez, ils vous emmĂšneront vers des complĂ©ments dâinformation.
đ§ Intelligence
Câest une phrase tombĂ©e dâune lecture que dâaucun ne manquerait de qualifier dâintello qui lance la rĂ©flexion cette fois-ciâŠ
Dans ses Leçons sur la volontĂ© de savoir [đ], et notamment dans sa lecture de la MĂ©taphysique dâAristote [đ], Michel Foucault [đ] Ă©voque la notion dâintelligence trĂšs rapidement, en complĂ©ment de considĂ©rations sur la perception :
[âŠ] ApparaĂźt avec la mĂ©moire la propriĂ©tĂ© dâĂȘtre intelligent ; et apparaĂźt avec cette audition le fait de pouvoir et dâĂȘtre disposĂ© Ă apprendre, lâaptitude Ă ĂȘtre disciple [âŠ]
Câest donc, la combinaison de la capacitĂ© de perception et de la mĂ©moire qui, semble-t-il, fait lâintelligence. Cette combinaison unique diffĂ©rencie, pour Aristote, lâhumain de lâanimal. Je rĂ©sumerai les choses grossiĂšrement â en attrapant simplement quelques bribes du discours conjoint des deux philosophes â de la façon suivante. Dâabord, lâhomme se distingue par sa capacitĂ© Ă percevoir son environnement âpour le plaisirâ, au-delĂ de sa simple nĂ©cessitĂ© de survie. Câest ainsi quâil peut percevoir le beau, le plaisant et y revenir. Câest ainsi que la vue est devenue pour lui lâun des sens prĂ©dominants, puisquâil est celui qui peut porter le plus de valeur esthĂ©tique. Vient ensuite la mĂ©moire, et la capacitĂ© Ă rapprocher ses perceptions immĂ©diates de ses perceptions passĂ©es au-delĂ de lâinstinct de survie. Lâhomme possĂšde la capacitĂ© Ă faire des liens â terminologie que jâimplante moi-mĂȘme dans ce discours, mais qui est importante pour la suite â entre ses diffĂ©rentes expĂ©riences et ainsi Ă bĂątir des rapprochements originaux sur ces bases. Concevoir des rĂ©flexions. Mettre en branle une⊠intelligence.
đ ApartĂ©. Si on veut creuser plus loin, on citera RenĂ© Descartes â dont les propos sont mis en avant par Geoffrey Jefferson dans son article The Mind of Mechanical Man [đ°] dont on parlait dans lâarticle đ§ Intelligence il y a quelques semaines â qui dĂ©fendait la conviction que lâanimal ne fonctionne que par rĂ©flexes, lĂ oĂč lâhomme est capable de rĂ©flexion.
On se permettra tout de mĂȘme une rĂ©serve sur cette rĂ©flexion qui a, mine de rien, quelques millĂ©naires dâanciennetĂ©. Tout dâabord, quâil y a aujourdâhui des questionnements ouverts sur lâintelligence et la conscience des animaux.
Câest lâun des sujets du Qui Parle ? dâAliocha Imhoff et Kantuta QuirĂłs [đ] â que lâon abordait au passage dans le billet đș Humains il y a quelques semaines â qui pose la question de notre capacitĂ© en tant quâhumain Ă comprendre une intelligence rĂ©elle mais non-humaine. Vous pouvez lĂ -dessus rembobiner votre lecture de Cybernetruc depuis septembre (đœ Contact), câest un thĂšme rĂ©current par iciâŠ
đ ApartĂ©. Et dâailleurs, on pourra Ă©tendre la rĂ©flexion Ă la possibilitĂ© dâĂ©mergence dâune intelligence/conscience collective, au sein dâune espĂšce ou inter-espĂšce. HypothĂšse star de nombre dâoeuvres de science-fiction, du Un Feu sur lâabĂźme [đ] de Vernor Vinge Ă lâhypothĂšse GaĂŻa et aux Spaciens du cycle de Fondation dâIsaac Asimov [đ]. Mais on digresse beaucoup⊠cela pourrait aussi ĂȘtre lâidĂ©e dâun prochain article.
Une question demeure : est-ce que les intelligences artificielles font des liens ?
â Madeleine
Un lien, câest quoi ? Câest une association, mĂȘme tĂ©nue, entre deux idĂ©es. Ou, pour reprendre Aristote, entre une perception et un souvenir. Oui, on en revient toujours aux mĂȘmes choses : la madeleine de Proust (avec la citation, parce que ça fait toujours plaisir de citer Marcel Proust et La Recherche [đ]) :
Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goĂ»t c'Ă©tait celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin, Ă Combray (parce que ce jour-lĂ je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante LĂ©onie m'offrait aprĂšs l'avoir trempĂ© dans son infusion de thĂ© ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelĂ© avant que je n'y eusse goĂ»tĂ©Â ; peut-ĂȘtre parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pĂątissiers, leur image avait quittĂ© ces jours de Combray pour se lier Ă d'autres plus rĂ©cents ; peut-ĂȘtre parce que de ces souvenirs abandonnĂ©s si longtemps hors de la mĂ©moire, rien ne survivait, tout s'Ă©tait dĂ©sagrĂ©gĂ©Â ; les formes â et celle aussi du petit coquillage de pĂątisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sĂ©vĂšre et dĂ©vot â s'Ă©taient abolies, ou, ensommeillĂ©es, avaient perdu la force d'expansion qui leur eĂ»t permis de rejoindre la conscience.
đ ApartĂ©. Cette question du lien et de ses rapports avec notre culture digitale a Ă©tĂ© massivement abordĂ©e dans une sĂ©rie dâarticles nommĂ©e As We May Link, parue il y a plus dâun an sur le blog de lâagence Serviceplan [đ]. Je vous laisse vous y ressourcer si vous le souhaitez. Ăa parle Ă la fois de liens, dâArpanet, de Proust, de gnocchis et de communs. RĂ©galez-vous.
Revenons donc Ă la question de lâintelligence artificielle. Est-elle capable de faire ces liens qui semblent si importants dans la dĂ©finition de lâintelligence ? Pour le savoir, il faut se pencher sur deux questions :
Est-ce quâune intelligence artificielle est capable de percevoir ?
Et a-t-elle a proprement parler une mémoire ?
Questions loin dâĂȘtre Ă©videntes.
đ Perception
Sur le sujet de la perception, on pourrait sâen sortir en invoquant le peu de sens dâune I.A. Son manque de moyens de perception. Une intelligence artificielle â ou plutĂŽt une intelligence gĂ©nĂ©rative pour ne parler que de celles qui occupent les unes des journaux depuis quelques mois â ne touche pas, ne goĂ»te pas, ne sent pas... Peut-ĂȘtre voit-elle, si on considĂšre lâinterprĂ©tation des octets dâune image comme le sens de la vue. Et peut-ĂȘtre entend-elle, si lâon considĂšre les prompts saisis pas les humains comme une parole. Ces deux sens pourraient peut-ĂȘtre suffire comme base de lâintelligence⊠sauf que⊠ils ne perçoivent pas le monde directement, mais seulement la reprĂ©sentation que nous lui transmettons via nos fichiers et nos phrases. LâI.A. nâa accĂšs quâĂ un environnement filtrĂ©, voilĂ© par nos propres biais et nos propres interprĂ©tations et nâa aucune expĂ©rience directe du monde.
On pourrait rapprocher cela de lâallĂ©gorie de la Caverne de Platon [đ] Ă lâoccasion. Mais quoi quâil en soit, une IA gĂ©nĂ©rative ne semble pas Ă date avoir de perception directe du monde qui lâentoure.
đ§ MĂ©moire
Mais, est-ce que cela va mieux du cÎté de la mémoire ? Les données de base qui servent à entraßner une intelligence artificielle sont-ils à proprement parler une mémoire ?
Câest un peu plus difficile Ă juger. Lâensemble des faits, textes, donnĂ©es encyclopĂ©diques ingurgitĂ©s par une intelligence artificielle lors de son apprentissage pourraient effectivement sâapparenter Ă une sorte de mĂ©moire. Un historique auquel elle se rĂ©fĂšre lors de ses interactions avec les humains et qui inspire ses rĂ©ponses. Sauf queâŠ
Il nâexiste pas, chez lâhumain, de mĂ©moire objective. Ce que nous appelons mĂ©moire nâest jamais que la trace laissĂ©e par les perceptions passĂ©es. Les liens que nous faisons ne sont que des passerelles entre nos perceptions actuelles â la musique que jâĂ©coute actuellement [đż] â et nos perceptions passĂ©es â les souvenirs que cette musique Ă©voque, accumulĂ©s par mes propres sens [đș]. La mĂ©moire est intimement liĂ©es Ă la perception, et Ă lâexpĂ©rience personnelle.
On pourra se replonger pour comprendre cela dans lâanecdote de la madeleine de Proust, ou dans la dĂ©finition de ce quâest le Virtuel chez Pierre LĂ©vy [đ], par le biais de son explication de la lecture :
Du texte lui-mĂȘme, il ne rest bientĂŽt plus rien. Au mieux, grĂące Ă lui, nous aurons apportĂ© quelque retouche Ă nos modĂšles du monde. Il nous a peut-ĂȘtre seulement service Ă faire entrer en rĂ©sonnance quelques images, quelques mots, que nous possĂ©dions dĂ©jĂ . Parfois, nous aurons rapportĂ© un de ses fragments, investit dâune intensitĂ© spĂ©ciale, Ă telle zone de notre architecture mnĂ©monique, un autre Ă tel tronçon de nos rĂ©seaux intellectuels.
Lire nâest pas une expĂ©rience objective, câest une construction de liens entre le ressenti actuel â le texte que nous sommes en train de lire â et nos expĂ©riences passĂ©es â Ă©ventuellement les textes que nous avons lu auparavant, eux-mĂȘmes liĂ©s Ă nos lectures antĂ©rieures, Ă lâinfini. Et surtout, cette expĂ©rience de lecture est, forcĂ©ment, subjective puisquâelle dĂ©pend de lâhistorique de lecture, de rencontres, de chacun. Il nây a pas de lecture objective dâun texte. (On en parlait ici il y a longtemps.)
Mieux encore, les souvenirs de lecture, la mĂ©moire, peut sâactualiser en fonction des lectures actuelles et prendre un nouvel Ă©clairage⊠une boucle infinie, toujours en mouvement, se forme alors.
On en revient donc Ă la capacitĂ© de mĂ©moire de lâintelligence artificielle. Il semble au regard de cela difficile de comparer la base de connaissances dâune IA au fonctionnement de la mĂ©moire humaine. Dâabord parce que cette mĂ©moire ne serait pas liĂ©e aux perceptions mais Ă une base de donnĂ©es objectives, factuelle, Ă laquelle nous nâavons pas humainement accĂšs. Ensuite parce que cette base de donnĂ©es, de souvenirs, est figĂ©e, stable, et semble incapable dâĂ©voluer dans le temps.
Si la mĂ©moire se base avant tout sur la perception, câest avant tout la subjectivitĂ© et la mallĂ©abilitĂ© des souvenirs qui ferait lâintelligence. Reste donc Ă savoir si, pour devenir rĂ©ellement intelligente, une IA pourrait devenir Ă©volutive et⊠subjective.
Je vous laisse gamberger lĂ -dessus ?
Un petit mot Ă propos de lâauteur ?
François Houste est consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de trÚs courtes nouvelles qui interrogent sur la place des technologies numériques dans notre quotidien.
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