📖 L'article que vous ne lisez n'est pas celui que j'ai écrit...
Cette fois-ci, on se penche sur les liens qu'on a tous dans la tête, sur la façon dont ils s'activent et sur ce qui fait que, non, vous ne lisez pas exactement ce que je viens d'écrire. Virtuel(s) #3.
Virtuel(s) explore, de manière irrégulière, les imaginaires et notre relation au numérique. À chaque billet, on explore, on réfléchit, on imagine et on n’a pas forcément de réponses. Vous êtes à présent plus d’une quinzaine d’abonnés à cette aventure écrite. Bonne lecture ! 😉
Tissus de liens
L’écran du robot afficha une erreur. Après avoir ingurgité des centaines de mega-octets de texte et de connaissance, l’androïde semblait bloqué. Pour sa mémoire centrale, les notions s’entremêlaient, se contredisaient même parfois. Ce n’était pas seulement une question de vocabulaire, son lexique était plus développé que celui de la majorité des hommes. C’est autre chose. Il avait besoin de l’aide d’un humain pour y voir plus clair.
Ce fut son assistant-humain qui l’éclaira et lui expliqua. Si le robot bloquait et ne pouvait comprendre l’intégralité des thèses qu’il ingurgitait, c’était parce qu’il n’avait pas d’imaginaire. Il était cartésien, et ne réfléchissait qu’en “définition”, qu’en lexique pur. L’humain expliqua :
“Chaque auteur écrit avec son propre imaginaire, sa culture, son histoire. Un exemple simple : quand untel parlera de Famille, il se référera à son enfance et à la façon dont il a grandi auprès de ses parents et de ses frères. Quand tel autre utilisera le même mot, il fera référence à ses amis d’adolescence, ceux qui l’ont réellement compris quand il a quitté jeune sa maison après un conflit avec son père. Si tous deux utilisent le même mot, ils n’évoquent pas la même réalité.
Mais ce qui est important, c’est ce que leur usage du vocabulaire va évoquer pour toi, plus encore que le sens des mots. Pour que tu puisses, à ton tour, te construire ta culture, ton histoire, ton imaginaire…”
Le robot écoutait avec attention, et comparait chaque mot prononcé par l’humain avec les données de son lexique. Et il ne comprenait pas plus…
Ce que vous lisez n’est pas ce que j’ai écrit. Jamais. Car chaque lecture individuelle d’un texte est propre et colorée par votre propre imaginaire. L’histoire qui démarre ce nouveau billet peut vous évoquer différents imaginaires : ceux d’Isaac Asimov dans sa description des robots, ceux du 5e Élément de Luc Besson dans lequel Leeloo découvre l’humanité et ses horreurs par le biais d’une encyclopédie. Et certainement d’autres encore qui sont les vôtres. Des imaginaires que je ne connais pas, ou que je n’associe pas à cette histoire car ils sont porteurs pour moi d’autres idées et d’autres récits.
Votre version de cette histoire de robot n’est pas ma version de cette histoire de robot.
C’est sans doute Pierre Lévy (@plevy) qui parle le mieux de cela - dans mon imaginaire - dans son Qu’est-ce que le virtuel ? de 1998 (édition La Découverte).
[…] Mais pendant que nous le replions sur lui-même, produisant ainsi son rapport à soi, sa vie autonome, son aura sémantique, nous rapportons aussi le texte à d’autres textes, à d’autres discours, à des images, à des affects, à toute l’immense réserve fluctuante de désirs et de signes qui nous constitue. Ici, ce n’est plus l’unité du texte qui est en jeu, mais la construction de soi, construction toujours à refaire, inachevée. Ce n’est plus le sens du texte qui nous occupe, mais la direction et l’élaboration de notre pensée, la précision de notre image du monde, l’aboutissement de nos projets, l’éveil de nos plaisirs, le fil de nos rêves. […]
Du texte lui-même, il ne rest bientôt plus rien. Au mieux, grâce à lui, nous aurons apporté quelque retouche à nos modèles du monde. Il nous a peut-être seulement service à faire entrer en résonnance quelques images, quelques mots, que nous possédions déjà. Parfois, nous aurons rapporté un de ses fragments, investit d’une intensité spéciale, à telle zone de notre architecture mnémonique, un autre à tel tronçon de nos réseaux intellectuels.
Lire, c’est tisser des liens. Pierre Lévy n’évoque pas le terme “hypertexte” dans ce passage, mais il l’utilise un peu plus loin, expliquant même qu’il ne parle au final que de cela. Quand nous lisons un texte, ou quand nous écrivons un, nous tissons des liens avec nos références, nos lectures, notre culture, nos imaginaires passés. C’est pourquoi chaque lecture est unique, parce que chaque imaginaire est unique.
Dans son article As We May Think de 1945 - article fondateur quelque part de notre Internet moderne - Vannevar Bush imagine un système capable d’enregistrer les liens de notre cerveau afin de les re-parcourir à volonté. On y enregistrerait simplement le cheminement de la pensée, nos sauts du coq à l’âne, et en garderait une trace parcourable et partageable. Tim Berners-Lee a quelque part mis en pratique ce concept sur le réseau Internet à l’aide de son HTML et de sa technologie hypertexte. Il a permis à chacun de conserver une trace et de ses partager les liens qu’il tisse, plus universellement qu’avec des notes de bas-de-page.
Ces liens, ces “ça me fait penser à…” que nous enchaînons sans relâche, sont une opportunité d’enrichir le Web et fournir aux autres navigateurs le moyen d’enrichir leurs propres liens. C’est pourquoi il me semble important aujourd’hui de continuer à utiliser des formats - textuels, visuels - qui permettent de conserver ces liens, plutôt que - ou en complément - des capsules hermétiques de données que peuvent être les contenus de certains réseaux sociaux. C’est de cette façon que le Net pourra continuer à propager et développer sa richesse.
Et vous, à quoi ça vous fait penser toute cette histoire ?
On complète avec quelques bricoles trouvées çà et là sur le Net ?
Trois petits liens de plus pour alimenter votre vision du monde…
🖼 C’est “INSOLITE !”, ou c’est en tout cas ce qu’en pense le site de France 3. Le maire de Saint-Dizier dans la Haute-Marne a remplacé certains des affichages publicitaires de la ville par des oeuvres d’art. Une pratique qui fait, à nouveau, réfléchir à l’utilisation des espaces visuels communs de la ville, et qui fait forcément repenser au principe de Brandalism qui sévit, notamment au Royaume-Uni, depuis quelques années. Qui a le droit, aujourd’hui, de prendre la parole dehors ?
🎶 Il faut 786 écoutes d’un morceau sur Spotify pour qu’un artiste gagne de quoi se payer un café… L’explosion de l’audience des plateformes de streaming serait-elle en train de mettre en péril le modèle économique de la culture, et surtout la survie des artistes eux-mêmes ? Beaucoup le pensent et appellent à la mobilisation pour une meilleure rémunération.
🗳 Non, les réseaux sociaux ne sont pas des espaces démocratiques, et servir des intérêts privés tout en laissant l’accès à la parole sur le Net n’est pas une véritable façon de servir le débat public. La réaction de Christophe Masutti, auteur entre autres d’Affaires Privées chez C&F Éditions, est assez éclairante sur la façon dont les espaces numériques pourraient réellement servir un débat démocratique, loin des fantasmes. Et elle remet en perspective la notion du Village Global d’une façon qui est loin d’être désagréable : “Une multiplication d’espaces (d’instances) plus où moins clos (ou plus ou moins ouverts, c’est selon) mais fortement identifiés et qui s’affirment les uns par rapport aux autres, dans leurs différences ou leurs ressemblances, en somme dans leurs diversités.”
Un petit point calendrier ?
📅 Jusqu’au 31 mai, dans le cadre de l’évènement In-Fine dédié au numérique et à l’éducation, on vous propose d’écrire votre vision du futur de l’enseignement en 280 caractères. Un concours de Mikrodystopies ouvert à tous : https://www.in-fine.education/content/concours-mikrodystopies
📅 Les 14 et 15 juin prochain se tiendra à Lyon l’édition 2021 du Blend Web Mix. On s’y retrouve le temps d’une conférence pour parler, justement, d’Hypertexte et de nos usages du Net. Ce sera le 15 juin à 14h et ça s’appelle As We May Link : https://www.blendwebmix.com/programme/conferences/as-we-may-link-voyage-au-pays-de-lhypertexte/
Et pour finir, un peu de lecture et de musique ? Pour accompagner ce billet, je vous propose :
💿 Je ne vois pas comment ne pas finir cet article avec un bon vieux Kraftwerk. Et si on se repassait The Man-Machine dans les esgourdes ? C’est clairement de circonstance non ?
📚 “Peut-on apprendre à un robot à philosopher ?” se demandait Pascal Chabot en 2016. Quarante-quatre pages de dialogue pour tenter d’apporter une réponse : Chatbot le robot aux Presses Universitaires de France.
🎞 “A strange game. The only winning move is not to play.” - histoire de replonger dans l’humanité et la sagesse des machines, (re)voyez donc également WarGames de John Badham.
Un petit mot à propos de l’auteur ? Je suis François Houste, consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de très courtes nouvelles de fiction qui interrogent sur la place des technologies numériques dans notre quotidien.
Merci de votre attention et à la prochaine fois pour parler d’autres choses !
PS1. Si vous avez aimé cette première expérience, n’hésitez pas à la partager sur les réseaux sociaux ou avec vos contacts :
PS2. Et si vous êtes venu via ces mêmes réseaux sociaux ou via un partage… n’hésitez pas à vous abonner pour recevoir le prochain billet :
À la prochaine !
Ce que vous lisez n’est pas ce que j’ai écrit.. Et si c'était pas justement un peu l inverse.(un petit peu chafouin)
L'auteur croit écrire quelque chose de très personnelle avec ses références à lui, mais en fait il parle d une histoire commune, de sentiments communs et même si la forme est différente ceci est au final plutôt superficiel car les mots, l histoire tout cela va mener à une même destination commune.C est ce qui fait qu on sera "tous" touchés par une œuvre indépendamment de notre vécu, de nos références on y retrouve nos sentiments, nos émotions, on s y retrouve tout simplement.