🎨 Création | Cybernetruc #11
#IA, épisode 11. À l'heure de l'intelligence artificielle, est-il encore nécessaire de "créer" ? On se pose la question en invoquant Nick Cave, Auguste Renoir, Proust et Jacques Sternberg. Bienvenue.
CYBERNETRUC! explore de manière irrégulière nos imaginaires technologiques et numériques. À chaque billet on divague, on imagine et on n’a pas forcément les réponses. Vous êtes aujourd’hui pas loin de cent quarante à lire cette lettre. Bonne lecture ! 😉
Des [💿], [📗] ou [📰] ? Cliquez, ils vous emmèneront vers des compléments d’information.
🌅 Impression
L’apparition d’une nouvelle forme d’art déchaîne toujours les passions. Certains crient au scandale. D’autres crient au génie. Les révolutions artistiques n’ont jamais laissé qui que ce soit totalement indifférent, et ce depuis les premiers temps de l’art. Il y a fort à parier qu’au fond des grottes, les premières représentations de mammouth suscitaient déjà des débats enragés.
Et pourtant, arrive un moment où au-delà du scandale, tout artiste émergeant devient une évidence, sinon une institution. C’est peut-être Marcel Proust – oui, encore – qui en parle le mieux quand il décrit dans un article du Figaro la réception qu’ont reçue les premières toiles d’Auguste Renoir au cours du XIXe siècle [📄]. Et surtout la lumière qu’apporte l’artiste sur le monde dans le regard du chroniqueur :
Quand Renoir commença à peindre on ne reconnaissait pas les choses qu'il montrait. Il est facile de dire aujourd'hui que c'est un peintre du XVIIIe siècle. Mais on omet, en disant cela, le facteur temps, et qu'il en a fallu beaucoup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût reconnu grand artiste. Pour y réussir, le peintre original, l'écrivain original, procèdent à la façon des oculistes. Le traitement – par leur peinture, leur littérature – n'est pas toujours agréable. Quand il est fini, ils nous disent : Maintenant regardez. Et voici que le monde, qui n'a pas été créé une fois, mais l'est aussi souvent que survient un nouvel artiste, nous apparaît – si différent de l'ancien – parfaitement clair.
Difficile de savoir si les tremblements que provoquent aujourd’hui les intelligences artificielles génératives dans le monde des arts auront l’ampleur de la révolution impressionniste. Comparer MidJourney ou OpenAI à Renoir, Monet ou Camille Pissarro semble aujourd’hui… déplacé.
Et pourtant, l’arrivée des visuels issus de ces programmes a bien provoqué, au cours des derniers mois, un choc. Il y a bien, désormais, une esthétique de l’intelligence artificielle, faite de certaines couleurs, de certaines formes, d’une certaine lumière, d’un certain type de composition et d’un certain nombre de doigts à chaque main [📄]. Quelque chose qui fait qu’un visuel créé à l’aide d’une IA se reconnaît immédiatement, comme une signature. Une esthétique qui rend, comme toute nouvelle vision du monde, certaines créations antérieures un peu plus datées, passées, has been. Qu’on crie au scandale ou au génie, l’esthétique des IAs restera et marquera.
Mais, au-delà de celle de l’esthétique, une question demeure : que font les intelligences génératives à notre imagination ?
⭐ Imagination
Jacques Sternberg [📄], auteur belge plus que prolifique, de formats courts, de nouvelles de science-fiction et de contes fantastiques, publiait en 1970 un recueil nommé Univers Zéro [📗]. L’ensemble des nouvelles qui le composent gravitent autour de l’idée de fin : fin du monde, fin de la vie, fin de l’ambition, fin de l’aventure… et pourquoi pas fin de l’imagination.
Dans la nouvelle Le Navigateur (publiée originellement en 1956), il décrit un univers dont chaque recoin a été exploré, dont chaque espèce a été découverte, chaque civilisation contactée. Et tout connaître de l’univers débouche, naturellement, sur la fin de l’imagination :
Ceux qui rêvaient à la conquête de l’espace imaginaient sans doute des choses beaucoup plus étonnantes que celles qui me sont entrées dans le regard au cours de mes voyages. La réalité rétrécit tout, je trouve. Vivre les choses, c’est les banaliser. Et nous avons découvert tant de mondes, défoncé tant de mythes, pulvérisé tant de suppositions, qu’il ne nous est même plus possible d’avoir de l’imagination. Les rêves appartiennent à un passé à jamais révolu. De ce passé, il ne reste évidemment plus rien. L’avenir également semble exploré à l’avance, connu, rabâché. Il n’y a plus qu’un éternel présent que je visite depuis trop longtemps pour qu’il puisse encore m’étonner.
Difficile de ne pas faire un parallèle entre l’exploration de l’univers qui touche à sa fin et l’explosion des IA génératives qui rend tout d’un coup l’ensemble des créations possibles. Dans leur monde de mathématique pure, les intelligences artificielles ne peuvent-elles pas tout créer, donner naissance à chaque variation d’histoire ou de couleur que le cerveau humain pourrait imaginer ? Est-il encore utile de créer dans un monde où n’importe quelle expression est à portée d’équation ?
😢 Émotion
Dans un article récent Nick Cave se défend justement du droit et de la nécessité de la création. Depuis l’émergence de ChatGPT, l’artiste australien a reçu, comme beaucoup, d’immenses quantités de messages contenant des chansons écrites “à la façon de Nick Cave” par l’intelligence artificielle [📄], partagées par des fans.
Devant ce flot de créations, le chanteur commente et qualifie ces textes d’imitations :
ChatGPT may be able to write a speech or an essay or a sermon or an obituary but it cannot create a genuine song. It could perhaps in time create a song that is, on the surface, indistinguishable from an original, but it will always be a replication, a kind of burlesque.
Pour Nick Cave, il manque quelque chose d’indispensable à ces textes pour en faire de véritables chansons : il manque l’étincelle intérieure de l’artiste. La douleur – et dans le cas de Nick Cave, elle est criante – qui a donné naissance aux textes. Le feu qui ronge le cœur et le cerveau de l’artiste. Sans cela, ces textes ne sont que du bullshit, a grotesque mockery, loin de la création humaine.
Peu importe qu’ils existent, ils n’expriment rien.
🔄 Aparté : On y revient : l’imitation, le burlesque… ce qui rend l’intelligence artificielle drôle malgré elle dans son échec d’être humaine. On en parlait dans 🤣 Rire, l’opus précédent de Cybernetruc.
🎇 Étincelle
Difficile dans ces conditions de ne pas penser à Stéphane Crozat et ses Libres [📕] parus l’année dernière chez les copains de C&F éditions [💻]. Mais surtout, difficile d’en parler sans dévoiler l’intrigue de ce beau roman de science-fiction. Alors, posons la question de manière théorique – et prenez le temps d’acquérir et de lire Les Libres au passage.
L’existence réelle de la bibliothèque de Babel empêcherait-elle tout acte de création littéraire ? Vous connaissez la bibliothèque de Babel ? Non ? Il s’agit d’une bibliothèque imaginaire, sortie de la tête de Jorge Luis Borgès en 1944 et dont les rayonnages - quasiment infinis - contiennent tous les livres de 410 pages possibles (chaque page formée de 40 lignes d'environ 80 caractères) [📄]. L’intégralité des combinaisons de caractères possibles dans ces volumes. Et donc toutes les oeuvres déjà écrites – de Crime et Châtiment [📘] au mode d’emploi de votre lave-linge en passant par cette newsletter.
🔄 Aparté : Depuis 2015, la bibliothèque de Babel est d’ailleurs consultable en ligne. Bien entendu, elle ne vous rendra aucun service, mais cet exercice d’application donne une idée de l’immensité des possibilités de création de contenu.
Il faudrait bien entendu une patience infinie pour retrouver Crime et Châtiment dans ses dédales de couloirs, de pièces et dans ses rayonnages. Mais l’oeuvre y serait bien rangée. Disponible. Lisible.
Quelle utilité alors de la réécrire ? D’en inventer l’histoire ? D’en imaginer l’intrigue ? Et quelle utilité de concevoir n’importe quel autre histoire puisqu’elle serait, elle aussi, quelque part dans les rayons de la bibliothèque. Stéphane Crozat se pose cette question dans Les Libres, en faisant un enjeu de son intrigue.
Nick Cave apporte sans doute la réponse à cette question : créer n’est pas seulement produire, c’est exprimer son propre univers, brûler son propre feu, faire briller sa propre étincelle. C’est créer le monde à chaque fois, comme Renoir le faisait pour Marcel Proust.
Et c’est ce qu’aucune intelligence artificielle, ne pourra jamais de faire.
🔄 Aparté : Oui, j’ai laissé volontairement de côté la question des sources, des inspirations, des droits et de la façon dont les IA génératives pillent les créations d’autres artistes. On en a déjà un peu parler (voir 🎩 Illusion) et on en reparlera, soyez-en assurés.
Je vous laisse gamberger là-dessus ?
Un petit mot à propos de l’auteur ?
François Houste est consultant au sein de la bien belle agence digitale Plan.Net France et auteur des Mikrodystopies, de très courtes nouvelles qui interrogent sur la place des technologies numériques dans notre quotidien.
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Merci de votre attention et à la prochaine fois pour parler d’autres choses !
La partie sur Nick Cave est vraiment intéressante et pourrait mériter un article à part entière presque. Super lecture !
Magnifique ! Merci.