👩🚀 Utopie (1/3) | Cybernetruc #20
Premier épisode d'une lettre en trois volets consacrée à l'utopie. Où l'on retrouve le journal l'Humanité et Ready Player One, Ivan Illich et Camille Tabart, Jacques Tati et la low-tech...
Cybernétruc explore nos imaginaires technologiques et numériques. À chaque édition, on divague, on digresse et peut-être fait-on réfléchir, autour de nos cultures digitales. Vous êtes désormais 340 à lire cette aventure écrite. Bonne lecture !
Et une fois n’est pas coutume, même si les explorations de Cybernétruc sont toujours ouvertes, on va assumer cette fois d’entamer une réflexion en trois actes autour de l’utopie, des projections du futur et de la façon dont se mettent en scène les imaginaires “positifs”. Sujet qu’on effleure déjà depuis quelques numéros par ici. Premier épisode de cette série dessinant les contours de l’Utopie donc. C’est parti !
Cela commence cette fois par une campagne de publicité, et cela dérive comme souvent vers des imaginaires : ceux de la ville, ceux de la nostalgie – ou en tout cas qu’on présente comme tel –, ceux de la technologie bien entendu et ceux de la fiction. Et cela revient sur cette question centrale. Cruciale. Quel équilibre faut-il pour créer, réellement, un futur positif ?
📰 Humanité
C’est l’agence de communication Josiane qui a conçu la campagne publicitaire de rentrée du journal l’Humanité, réinterprétant à sa façon le bon vieux slogan du titre : On aura toujours besoin de l’Humanité.
Les créations inspirées par ce slogan sont au nombre de quatre. Leur design – même si l’agence se défend de les avoir confiées à des humains – est clairement inspiré de l’esthétique molle des intelligences artificielles génératives, quelque part entre la couverture d’un Fleuve-Noir Anticipation (seconde édition) et la pochette d’un album de rock progressif britannique des années 70. Une esthétique IA assez plate et banale dans le monde actuel de la création.
Une première création présente un astronaute, en belle combinaison de la NASA, posant sur le sol rouge de Mars un drapeau orné du slogan “Égalité sur Mars”. Derrière lui se dresse une armée d’autres cosmonautes, qu’on imagine eux aussi mobilisés dans la lutte sociale, combattant la domination d’un capitalisme martien implacable et insensible. Certaines choses ne changent pas. Another planet, same fight. La création est accompagnée de ce slogan : Où la lutte sociale ira, on ira !
Les autres créations de la campagne, destinée à l’affichage et aux supports digitaux, sont du même acabit. Un homme politique en costume – oui, un homme bien entendu – semble débattre avec un robot lors de l’élection présidentielle de 2089 : Où la politique ira, on ira ! Un sommet mondial, la COP 126, se déroule dans une station spatiale agrémentée d’écrans holographiques, loin au-dessus de la Terre : Où l’écologie ira, on ira ! Enfin, une petite fille, dans les ruines d’un pays en guerre, offre à un gigantesque robot une fleur dans une pose qui n’est pas sans rappeler l’iconique photo de Marc Riboud : Où le combat pour la paix ira, on ira !
Au-delà de nous mettre en tête, au choix, une chanson de Joe Dassin ou une de Jean-Jacques Goldman, ces créations mettent également en branle quelques réflexions sur les imaginaires qu’elles mobilisent.
⚔ Progrès
La première question, c’est celle du combat.
On a abordé ce sujet, déjà, dans Cybernétruc : ne peut-on promettre une – bonne – histoire QUE si l’on promet un combat ? Est-il nécessaire de se projeter dans l’opposition, l’altérité, pour faire rêver les gens ? Nos imaginaires ne peuvent-ils être QUE guerriers et chasseurs ?
On ne va pas redétailler les thèses et les idées d’Ursula K. Le Guinn, même si on en a très envie. Dans le contexte de cette campagne, la question est de toutes façons légèrement biaisée. Biaisée par l’annonceur même de ces créations : l’Humanité. Un journal de combat, si l’on peut le désigner ainsi. Ce que promet l’Humanité, c’est de faire entendre la voix des pauvres, des opprimés, des sans-voix justement, face à un monde de plus en plus capitaliste, pollué, violent… Et de continuer à faire entendre cette voix aussi longtemps que cela s’avèrera nécessaire. : même en 2089, même lors de la Cop 126, même sur Mars.
Pour exprimer cette promesse de combat, il est bien entendu indispensable de dépeindre un environnement violent, oppressant, auquel on s’oppose et dans lequel ce combat reste nécessaire. Vital même.
Seulement, voilà.
La promesse de combat portée par ces affiches semble être… un aveu de défaite.
S’il est toujours besoin de l’Humanité pour porter ses combats face aux robots et aux exploitants de la planète Mars, c’est peut-être que… les combats précédents n’ont pas tous été gagnés. Non, l’égalité, même une fois Mars conquise, ne sera pas acquise. Oui, il sera toujours nécessaire en 2121 – année de la COP 126 si mes calculs sont bons – de se réunir pour agir à la préservation de la Terre. Oui, la guerre existera toujours, même quand les robots auront apparence humaine et autonomie. On aura toujours besoin de l’Humanité, car l’humanité elle-même aura finalement fait peu de progrès.
Enfin, peu de progrès… Dans la vision partagée par Josiane, la technologie est partout : des robots se présentent à l’élection présidentielle, l’humain à conquis Mars et les sommets politiques ont lieu dans l’espace. La pente technophile, et surtout terriblement prédatrice sur le plan écologique, que nous suivons aujourd’hui, nous la suivrons a priori encore dans les 100 ans à venir ! Et ce malgré les cris d’alarme quant aux émissions de CO₂ et malgré les alertes quant à la consommation d’eau et d’électricité des datacenters que pousse le journal l‘Humanité lui-même, aujourd’hui même.
Nous voilà loin. Très loin, des lendemains qui chantent.
🏙 Espoir
Ce que l’on peut reprocher à la campagne imaginée par l’agence Josiane, c’est justement… son manque d’imagination. En mettant en scène colonisation spatiale et guerre robotisée, cette campagne surfe sur des imaginaires majoritaires. Ceux portés à la fois par la science-fiction depuis bientôt une centaine d’années – et emprunts d’une certaine nostalgie, comme on l’évoquait ici-même il y a quelques mois – et promus par les visionnaires de la Silicon Valley. Des imaginaires technophiles qui semblent inéluctables. Des imaginaires qu’elle, enfin que le journal l’Humanité combat me direz-vous ? Oui, si on revient à cette position de la fiction qui veut que l’on n’existe finalement pas quand on n’a ni ennemi à combattre, ni Everest à gravir.
Il y a quelques semaines, les copains de l’agence d’urbanisme dixit.net, et notamment Camille Tabart, mettaient en avant dans leur lettre hebdomadaire un ouvrage signé Sonia Lavadinho, Pascal Le Brun-Cordier et Yves Winkin : La Ville Relationnelle (édition Apogée), décrivant sept trajectoires possibles du milieu urbain, “fondées sur la qualité de la relation à soi-même, aux autres et aux Vivants”. Des imaginaires du milieu urbain parmi lesquels la ville comestible que dixit.net a choisi de mettre en avant :
Il s’agit de transformer nos villes en lieux de production, non seulement pour subvenir aux besoins des citoyens et renforcer l’autonomie urbaine, mais surtout pour recréer des liens essentiels : avec la nature, avec les autres, et avec soi-même.
En effet, créer des fermes urbaines, des jardins potagers, des vergers ou encore des haies nourricières, favorise les rencontres, discussions et autres échanges entre les consommateurs et les producteurs, mais aussi entre voisins. C’est aussi l’occasion pour les citadins de développer un nouveau rapport avec la nature, qui soit plus régulier mais aussi plus sensible. Jardiner est une activité qui fait appel à nos sens : observer les plants grandir, toucher la terre, sentir l’odeur de la menthe, ou encore gouter les tomates fraichement cueillies. Ce rapport sensible est un moyen de se reconnecter à soi-même, de prendre le temps d’être dans l’instant présent.
Camille Tabart - La ville comestible (lettre dixit.net du 11 sept. 2024)
Un imaginaire positif ?
Oui. Les travaux des urbanistes, tels que ceux relayés par La Ville Relationnelle flirtent en fait avec la prospective, cette science qui choisit parmi les scénarios un futur possible et souhaitable. Tout l’enjeu de l’exercice étant là : décrire le souhaitable. Et bien souvent, par opposition aux visions cauchemardesque vendues par la majorité de la science-fiction – et par la campagne de l’Humanité – ce souhaitable rime avec humain. Camille Tabart l’évoque à demi-mots : la ville comestible quelle commente favorise les rencontres, elle permet de se retrouver ensemble autour d’un repas lors d’un moment de convivialité : en famille, entre amis, entre voisins. On est loin du fantasme technologique, on assiste au retour – mais a-t-il jamais disparu – du fantasme humain.
🚲 Hu-lot
Actualité personnelle oblige, on ressortirait volontiers, et ferait des parallèles avec, d’autres imaginaires forts. Dont certains bien français, tels ceux de la ville de Jacques Tati.
La vie, c'est très drôle, si on prend le temps de regarder.
Jacques Tati
On se trompe souvent en qualifiant les créations du réalisateur de Mon Oncle de nostalgiques et jouant sur l’antagonisme entre un monde passé, artisanal et un monde futur, plus technologique. Aimer Tati, ce serait regretter les années cinquante et renoncer au progrès.
La question soulevée par des films comme Playtime ou Trafic n’est pourtant pas là, elle est avant tout sur la place que laisse à l’humain – à sa créativité, son humour, sa capacité à l’improvisation… et surtout son contact – cette technologie. Si Jacques Tati joue sur un antagonisme, c’est celui qui existe entre un monde dans lequel se nouent naturellement les relations humaines – avec sa logeuse ou le voisin – et un monde où celles-ci n’existent plus car chacun est devant son poste de télévision. À sa façon, quand il décrit la société moderne, Tati dépeint le monde du silence. Un monde sans dialogue – celui de Playtime.
Il ne renonce pas pour autant à la technologie, il dénonce simplement son dogme et la façon dont elle cherche à enserrer et contraindre l’humain – à l’isoler et à le faire taire aussi –, préférant à cette contrainte le moment où au contraire, l’humain se joue des codes imposés par les objets, comme il retourne un canapé pour en faire une couche plus confortable.
Le monde Tati est un monde où l’homme / la femme / l’enfant prévaut sur l’objet. Simplement.
👫 Hu-main
Tout ça pour dire que l’on se trompe peut-être en opposant à l’imaginaire technologique celui des amish. L’opposé de l’imaginaire technologique, ne serait-ce pas simplement l’imaginaire humain ?
C’est peut-être sur cette seule lecture que l’on peut finalement distinguer les futurs enviables des futurs dystopiques. La question n’étant pas tant de faire de cet imaginaire humain un imaginaire de combat, mais plutôt un imaginaire de la convivialité.
J’appelle conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil.
Ivan Illich - La Convivialité (1973)
Reprendre en main les outils, reprendre la main face à la technologie. C’est peut-être ce qu’il manque à la campagne de promotion de l’Humanité dont on parlait en début de newsletter : de la convivialité, de… l’humanité. Rares sont les humains dans ces représentations, plus rares encore les relations humaines. C’est ce qu’il manque – à raison – dans ces univers Cyberpunk qui dénoncent le futur : de la convivialité. Leur propos étant bien entendu l’effacement de l’humain derrière la technologie et le capitalisme. Et le combat pour remettre l’humain au cœur du monde.
🔄 Aparté. On pensera à Matrix, oui.
Mais on se souviendra surtout du happy-end du Ready Player One de Steven Spielberg : ici, la victoire n’est pas dans la destruction de l’OASIS, mais la reprise de contrôle de l’être humain sur cet environnement virtuel. Le pouvoir qu’il se donne de mettre entre parenthèse cette réalité alternative un ou deux jours par semaine. De chercher un équilibre entre relations humaines et technologiques. Oui, oui, on va y revenir.
Cette convivialité, c’est étrangement ce qu’il manque, parfois, aux univers et aux imaginaires solarpunk et low tech, surtout quand ceux-ci restent attachés à l’expérience techn.olog.ique seule. Car oui, un futur, même décroissant et responsable, peut rester désincarné et oublier de remettre l’humain et la convivialité au cœur de l’expérience qu’il prome(u)t. Et pourtant…
Intégrer l’humain, c’est ce que font les architectes et les photographes quand ils présentent un projet ou documentent un bâtiment : l’humain magnifie, l’humain projette, l’humain partage et propage l’expérience. Tout le monde commence à le comprendre, l’humain est bien le cœur de la représentation d’un imaginaire désirable :
D’ailleurs, nos couvertures faisaient le pari de ne montrer que des photos d’objets techniques afin de rompre avec la logique de la “personnalité en couverture” façon magazine de mode. Mais cela donnait parfois une impression de nature morte. Tout ceci manquait un peu d’âme, de cœur, vous ne trouviez pas ? Nous avons donc opté pour des couvertures plus vivantes…
Jacques Tibéri - Low Tech Journal n°14 (juillet 2024)
⛺ Effacement
Remettre de l’humain ? OK, d’accord ! Mais quid alors de la technologie ? Parce que si promettre un monde sans humain est assez… déprimant, promettre un monde sans technologie est pour le moins… nostalgique.
Marrant comme quand on dit aux gens qu'un effondrement pourrait nous empêcher de conserver un Internet rapide et permanent, ils imaginent toujours un retour à l'âge des cavernes.
En 1990, on n'avait pas d'Internet rapide et permanent et ce n'était pas l'âge des cavernes, même pas le Moyen Âge.
Stéphane Bortzmeyer sur Mastodon (04/10/2024)
Gommer entièrement la technologie des représentations du futur présente en fait deux problèmes. C’est d’abord effacer un peu trop simplement la réalité actuelle – comme l’explique Stéphane Bortzmeyer, il ne s’agit pas de retourner au Moyen-Âge ou à l’âge des cavernes. Il est aujourd’hui peu probable que l’humanité revienne, à courte échéance, à l’âge d’avant l’électricité. D’une part, les connaissances restent… Et d’autre parts, si l’effondrement est vraiment, vraiment global et violent, eh bien… l’électricité sera sans doute le cadet de nos soucis et tout ce petit discours sur l’utopie n’aura de toutes façons plus aucun intérêt.
🔄 Aparté. Tiens, il faudrait peut-être faire un Cybernétruc autour de la thématique de l’électricité à l’occasion, entre les vues satellites de la Caroline après le passage de l’ouragan Helene et les demandes de réouverture de la centrale de Three Miles Island par Microsoft pour alimenter ses datacenters et son intelligence artificielle. Mmmh, ça se réfléchit.
Mais gommer la technologie, c’est surtout servir un imaginaire lui aussi nostalgique. Un imaginaire qui n’est ni une projection dans l’avenir, ni réellement un retour en arrière, mais plutôt une version figée d’un présent fantasmé. Presque la définition d’une utopie. Et c’est ce que je vous propose d’explorer dans le prochain opus de Cybernétruc.
En attendant, je vous laisse gamberger sur tout ça ?